mardi 29 octobre 2013

Indigo - La Couleur des sentiments refoulés

Souvent comparé de manière abusive (si ce n'est simpliste) à Stephen King, Graham Joyce a cependant quelques points communs, et non des moindres, avec son illustre aîné (qui ne l'est d'ailleurs que de quelques années, Joyce ayant surtout été publié sur le tard). D'une part, il sait que les meilleurs seuls vrais romans fantastiques ne s'encombrent pas outre-mesure d'éléments... fantastiques, misant plus volontiers sur les atmosphères et la suggestion que sur une horreur pure et dure qui, si elle ne paraît jamais aussi kitsch en littérature qu'au cinéma, n'en demeure pas moins très limitée/cheap/lourdingue dès lors que l'on espère toucher le lecteur de plus de quatorze ans. Une considération qui devrait relever, somme toute, du plus élémentaire bon sens, tout en faisant hélas tristement défaut à bon nombre de romans fantastiques auto-désignés.

Ce premier axe posé, l'essentiel est fait. Son autre point commun avec le Maître susnommé sera dès lors ce même talent pour composer des soupes gastronomiques à partir de vieux pots usés dont plus personne ne veut se servir, en saupoudrant simplement le tout de la petite touche personnelle qui fait les cuisiniers de renom autant que les écrivains de premier ordre. Sorcières, démons en tout genre, croque-mitaine... Joyce n'est pas du genre à s'embêter à bâtir des mondes inconnus, et préfère revisiter l'imaginaire populaire, à sa manière très personnelle, angoissée et presque toujours hantée par des fantasmes inavouables et autres tabous censément inviolables dont il s'amuse avec délectation. Il y a ainsi deux manières d'aborder Indigo : celle, littérale, consistant à le lire comme un thriller fantastique articulé autour de l'increvable mythe de l'invisibilité ; puis celle, bien plus troublante, voulant qu'il s'agisse avant toute autre chose de l'histoire d'un type totalement frustré sexuellement qui, une fois arraché à son univers étriqué, se révèle à lui-même, particulièrement lorsqu'il se découvre une demi-sœur qu'il aimerait bien... comment dire ? Culbuter, dans un premier temps. Et probablement épouser par la suite, tant qu'à faire (il faut voir comme Jack Chambers, personnage central du récit, s'amuse à jouer au papa et à la maman avec son propre neveu).

Chez d'autres, ce ne serait qu'un détail. Pas chez l'auteur du génial(ement glauque) The Stormwatcher, qui prouve ici - comme dans la plupart de ses romans - qu'il connaît ses classiques sur le bout des doigts et est peut-être bien l'un des derniers grands auteurs de fantastique old school. Dans Indigo, qui superpose les mystères en refusant volontairement de s’appesantir sur leur résolution, il opère ainsi un dérèglement minutieux de la réalité de son personnage central, illustré par un étrange manuscrit que l'on découvre en même temps que lui. A chaque nouveau chapitre de celui-ci, on peut être sûr que le gros plan suivant présentera un Jack légèrement plus déboussolé, au sein d'un monde légèrement plus bizarre que celui que l'on connaissait jusque-là. La mécanique est simple, presque bête - jamais facile, puisque Joyce en use avec une délicatesse inversement proportionnelle à celle des fantasmes (dis)tordus du personnage. D'abord dérouté, il devient légèrement, imperceptiblement déroutant - d'autant plus qu'il finit par... disparaître d'un récit qui, sans lui, se fait de plus en plus décousu et chaotique, pour reprendre de plus belle lorsque Jack ressurgit. Débute alors une dernière partie en forme de polar un peu lugubre, peut-être un chouïa plus faible qui ce qui a précédé, tout en continuant de surprendre à plus d'un titre. Ç’a beau être un peu un spoiler, je vais malgré tout vous le révéler car c'est en partie ce qui fait le sel de l'affaire : Indigo est un roman sur le mythe de l'invisibilité dans lequel personne, jamais, ne devient invisible.

Avouez que ce dernier détail fait envie.


👍👍 Indigo 
Graham Joyce | Washington Square Press, 1999

4 commentaires:

  1. Joyce est vraiment un des auteurs que je préfère aujourd'hui. Je trouve toujours dingue qu'il ne soit pas plus connu en France !

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    1. Pas si dingue que ça, vu que les éditeurs ont beaucoup de mal à se décider à traduire ses livres. Il y en a eu quelques uns au milieu des années 90, puis Bragelonne en a sorti quelques uns avant de s'arrêter, etc. Du coup il n'a jamais vraiment bénéficié d'une vraie exposition.

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  2. Je garde un très bon souvenir de ma lecture d'"En attendant l'orage" -je ne maîtrise malheureusement pas suffisamment l'anglais pour lire en VO-.
    Est-ce que ce titre a été traduit en français ?

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    1. Oui, il y a longtemps (il était dans la première vague que je mentionne plus haut). Je ne sais pas s'il se trouve encore, en revanche.

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