jeudi 3 octobre 2013

Et Forest Fire acheva de s'imposer...

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Il n’a jamais été facile d’écrire l’album d’après. On aurait tort de croire que cela se limite au simple fait de rebondir après un succès, ni même que ce soit moins le cas à présent que plus aucun album n’a de succès au sens où l’on entendait ce terme il y a encore quelques années. En fait, c’est peut-être encore plus difficile dans une époque où, comme tout le monde peut avoir accès à tout, vous pouvez facilement vous retrouver avec une poignée de fans de par le monde attendant frénétiquement votre nouvel opus, sans même que le précédent vous ait rapporté le moindre centime.

Partis de rien (une simple autoproduction diffusée sur le Web qui, le buzz aidant, leur permit de signer sur un label), arrivés on ne sait trop où et connus à peu près nulle part, les jeunes gens de Forest Fire ont pourtant réussi la paradoxale performance de devenir un de ces grands groupes du vingt-et-unième siècle, qui doivent vendre à peu près douze disques et demi tout en comptant malgré tout terriblement dans le cœur d’un public aussi éparse qu’invertébré. Et qui, donc, fut durablement traumatisé par leur précédent album, Staring at the X, il y a déjà deux ans. Au point de les aimer d’amour, plus que d’autres groupes. Mais également au point d’attendre beaucoup de ce troisième opus, à la minute où il fut annoncé. Parce que ce disque-là, mon gars, il était terrible. Du genre à te transpercer de part en part, en commençant par le cœur pour mieux te récurer les tripes.


Il ne faut pas longtemps au nouveau Screens (quelques secondes et une intro digne d’un RPG japonais des années 90) pour confirmer ce que l’on soupçonnait déjà – mais qui prend évidemment tout son sens à présent que les Américains ont une trilogie au compteur : Forest Fire est un groupe de contre-pied. En l’espace de cinq ans, le quatuor vient de réussir à publier trois ouvrages non seulement différents, mais parfois presque antinomiques. Volontairement, cela va sans dire, tant chacun épate par sa maîtrise des artifices de production et la maturité du songwriting. À Survival, premier jet morveux tout en affichant un beau clacissisme dans son approche de la folk, avaient succédé Staring at the X et ses stridences, ses cauchemars bruitistes et ses changements de style brutaux, parfois au sein d’un même morceau. À l’autre bout du spectre musical (ou quasiment), Screens vient désormais compléter le tableau en offrant à son tour l’inverse presque absolu de son prédécesseur, soit donc un ensemble extrêmement compact, principalement composé de morceaux lents, à l’atmosphère relativement apaisée et où les guitares sont souvent remplacées par des synthés. Le tout sans jamais sonner ni électronique, ni synth-pop, ni new wave, ce qui n’est pas la moindre des prouesses, a fortiori en 2013 où ces trois sous-courants représentent à eux seuls un bon 60 % de la production rock indé. Gonflé, c’est le moins qu’on puisse dire, d’autant que la voix de Mark Thresher, autrefois si virevoltante et écorchée qu’on la croyait devenue consubstantielle à la musique du groupe, est ici toute en retenue, jouant l’apaisement et ne s’autorisant jamais – JAMAIS ! – à brailler. Une petite révolution ou pas loin, pour un groupe dont le chanteur était jusqu’ici l’un des plus fascinants gueulards qu’on ait entendus ces dernières années. Le pari est osé, donc… et gagnant sur toute la ligne. D’une part parce que le groupe rompt avec les gimmicks qui auraient pu le faire tomber dans le piège de la caricature ; de l’autre parce qu’aussi improbable que cela puisse paraître… on ne s’en aperçoit pas immédiatement. Il faut même deux ou trois écoutes avant de réellement mettre le doigt sur ce qui rend Screens si déroutant, preuve si l’on en doutait que le talent du groupe ne s’est jamais limité à des interprétations théâtrales, habitées – donc parfois un tantinet grandiloquentes.

Va pour les différences, soupirera le lecteur, mais cela rend-il l’album bon pour autant ? Oui, encore oui, mille fois oui. Cela le rend d’autant plus bon (osons la formulation lourdingue) qu’il est devenu trop rare de voir conjuguées ambitions esthétiques réelles, qualité du contenu et efficacité pop inattaquable. "Waiting for the Night" ou "Alone with the Wires" sont remarquables tant elles détonnent et surprennent qui connaît le groupe, mais avant toute autre chose, ce sont aussi et surtout de formidables chansons, aux textes fins, aux mélodies tout à la fois subtiles et entêtantes, et à la production racée. Ailleurs, sur l’impeccable "Yellow Roses" ou sur "Annie", ballade electro-folk prenant le temps (onze minutes !) mais jamais la tête, le fantôme de Lou Reed repointe le bout de son nez, seule influence peut-être que le groupe n’ait pas encore balayée du tableau au bout de trois disques, et dernier rapprochement encore pertinent au terme d’un opus ne sonnant quasiment que comme lui-même. Bien entendu, s’agissant de l’album d’après, Screens demande un petit temps d’adaptation, et certains seront sans doute tentés de prime abord de le trouver « moins bon » que son prédécesseur. Une façon de parler un peu expéditive plutôt qu’un jugement cohérent, la grandeur de Staring at the X venant surtout ce qu’il était une déflagration émotionnelle presque effrayante, un disque Pathétique au sens noble du terme, ce que Screens se refuse catégoriquement à être. Pas moins mélancolique, pourtant, il cherche une émotion moins brute, moins immédiate – peut-être plus adulte. Toute en délicatesse, sa couleur musicale découle sans doute directement de là : sans rien perdre de la fraîcheur de ses mélodies, Forest Fire mûrit, renonce aux sons comme aux sentiments binaires qui peuplaient ses deux premiers disques. En cela, il réussit là où beaucoup, beaucoup d’autres ont échoué : voici enfin l’album d’un groupe parvenu à devenir adulte sans devenir vieux.
Autant dire que nous serons nombreux à essayer de leur soutirer la formule.


👍👍 Screens, de Forest Fire
Fat Cat/Differ-ant | 2013