vendredi 12 avril 2013

Benoit Carré – Petites chansons et Grandes comptines

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Il y a des hasards amusants. Ceci est extrait d’une discussion entre amis ayant eu lieu en décembre 2012 :

— Personnellement ça fait des années que je n’allume plus la radio pour écouter de la musique. Chaque fois que je le fais, j’ai un début de nausée. C’est radical.
— Pareil. Parfois je tombe sur des trucs, je me dis que c’est pas possible que ça existe…
— Je crois que le niveau de la FM a vraiment baissé depuis une dizaine d’années.
— Tu crois ?
— Je ne sais pas. Ou alors j’ai vieilli. Et mes goûts ont changé. Beaucoup.
— C’est possible aussi…
— Pourtant j’ai tout de même l’impression que quand j’étais plus jeune…
— Il y a un siècle.
— Ha-ha-ha. Très drôle.
— Qu’est-ce que tu es susceptible…
— Non mais je faisais semblant d’être agacé, hein…
— …
— Enfin bref, je ne sais pas… j’ai l’impression que dans les années 90, tu pouvais allumer la radio et tomber sur des trucs sympas, notamment français. Des trucs qui n’intéresseraient plus personne qu’ils sortaient aujourd’hui… je me rappelle, à l’époque je regardais toujours M6 avant de partir de bosser… à cette époque-là tu pouvais tomber sur des trucs pop français vraiment pas dégueulasses…
— Genre les Innocents.
— Voilà, par exemple. Quand tu te rappelles à quel point ils étaient connus et que tu vois qu’aujourd’hui JP Nataf galère…
— Encore, JP Nataf a de très bonnes critiques. Au moins on parle de lui. Ils sont devenus quoi, tous les autres ?
— Hubert Mounier fait de jolis albums solo que personne n’achète. Le dernier Marc Morgan était chouette, aussi. Mais je crois pas que beaucoup de gens l’aient écouté.
— Sans parler de ceux dont on ne se rappelle plus le nom. Ou qui ont totalement disparu.
— Genre qui ?
— Je ne sais pas. Lilicub, par exemple.
— Lilicub ?
— Mais oui… Le Voyage en Italie… quand même…
— Ah ! Mais oui ! Lilicub ! C’est vrai que c’était énorme ce truc… je me rappelle que ma sœur avait acheté l’album, il était vraiment sympa… c’est typiquement le genre de truc qui n’arriverait même pas jusqu’au programmateur radio aujourd’hui.
— Des fois je regrette un peu de ne pas trop avoir suivi ce que sont devenus tous ces artistes…
— Oui mais on était jeune. Et puis c’était beaucoup plus difficile de les suivre avant Internet. Si les médias ne parlaient pas de leurs nouveaux albums, je ne vois comment on aurait pu en entendre parler…
— Ils ont fait d’autre trucs, Lilicub ?
— Ils ont au moins fait un autre album, parce que je me rappelle en avoir eu un qui n’était pas celui avec tous les tubes. Il y a avait une grosse fleur moche sur la pochette, je crois… honnêtement, je ne sais plus trop s’il était bien.

Il n’est pas utile de préciser qu’au moment d’avoir cette discussion, les deux protagonistes étaient loin d’imaginer qu’à peine quelques mois plus tard, ils se retrouveraient tous les deux plus ou moins enlacés, plus ou moins allongés et plus ou moins ivres en train d’écouter le nouvel album de Benoit Carré – ancien chanteur de Lilicub de son état 1. Dans la vraie vie, celle qui n’a rien d’une chanson, ce genre de chose n’arrive jamais. Osons d’ailleurs reconnaître qu’en réalité, durant ce bref instant à se dire « oh mais dis donc, c’est joli ça », aucun de nos héros n’avait la moindre idée de qui était Benoit Carré. Tout au plus pouvaient-ils supposer qu’il s’agissait d’un chanteur aimant bien la belle pop soyeuse, les losers magnifiques et les comédies un peu tristes. Le genre de type qu’on a vite fait de considérer comme un ami, et dont on devine rapidement qu’on risque de souvent ressortir le disque.


Qui était leur nouvel ami, ils ne le découvrirent que bien plus tard et ce n’était peut-être pas plus mal. Il est devenu rare de nos jours de pouvoir déflorer un disque sans a priori, sans se dire que c’est le mec de machin qui a aussi fait bidule qui publie ce xième album à l’occasion de sa signature sur le label truc. Notez que ç’a toujours le mérite de vous remplir un article, mais l’approche en est toujours inévitablement brouillée. Aucun de notre couple de (plus trop) jeunes gens n’était un inconditionnel de Lilicub, ni l’un ni l’autre n’avait sorti un de ses disques depuis l’époque où ils étaient vraiment jeunes… tout allait pour le mieux. Ils prendraient d’autant plus de plaisir à se pencher sur le cas du duo a posteriori 2, peut-être à redécouvrir de jolies choses, et en attendant savoureraient ce premier album solo pour ce qu’il est : un premier album, donc. Pop, si pop, tellement trop pop qu’on en vient parfois à regretter que Carré ne hausse pas un minimum le ton de temps à autre. Mais qui distille un venin délicieux, lent, contagieux. Bon courage à tous ceux qui, d’aventure, entendront par hasard la terrible Pete Best : voilà le genre de morceaux dont on n’arrive plus à se dépêtrer, qu’on passe et qu’on repasse dans sa tête, qui colle aux neurones comme un le proverbial chewing-gum – sauf qu’à la différence de ce dernier il ne perd pas son goût avec le temps.

Délicates, bouffées par l’angoisse sous leur air jovial, les chansons de Benoit Carré ont pour qualité première de sembler immédiatement familières tout en ne sonnant que rarement comme celles d’un autres (allez, En train fait très Boogaerts, tout de même) ; mises bout à bout, elles composent un univers dont nos deux tourtereaux ne se sentent pas forcément proches, mais dont la cohérence le rend immédiatement plaisant, et qui baigne dans suffisamment de tendresse pour toucher presque toujours – y compris lorsque l’on n’est pas trop sûr de savoir pourquoi. Parfois, de manière diffuse, on a envie de penser à Dassin ou Souchon, moins dans la musique que cette manière de traiter les choses les plus douloureuses et les complexes avec cette candeur un peu triste qui fait les meilleures œuvres pop. Carré peut dès lors utiliser à outrance des procédés qui irritent chez d’autres, comme ce name dropping qu’il affectionne de toute évidence, sans que cela sonne chez lui comme de la pose ou… un procédé, justement. Les chansons de son Celibatorium sont à ce point dénuées de cynisme et de toute ironie qu’on lui passe bien volontiers cette tendance ailleurs fatigante ; l’afflux de noms n’a pour objectif que de renforcer le sentiment de simplicité, de mélancolie qui se dégage de ses narrateurs, individus souvent un peu perdus dans un monde qui les dépasse ou les effraie (l’exemple le plus évident étant celui du Figurant éternellement relégué au troisième plan derrière les plus grands – la technique est cependant la même dans le cas d’Autographe, qui s’intéresse lui à ce type, là. Mais si : ce bras qui s’agite au milieu de la foule informe). Des personnages souvent émouvants, qu’on imagine volontiers assez indécis et à la gestuelle mal assurée. C’est l’autre force de cet album : il est bien plus visuel et mieux écrit que ce que la qualité de ses arrangements laisse supposer de prime abord. On le déplore assez souvent ici : en France, trop d’artistes ont du mal à créer une harmonie digne de ce nom entre le texte et la musique, et encore un peu plus à pratiquer un véritable storytelling au-delà des rimes. Benoit Carré, dont on ignore donc s’il l’a toujours fait où si on ne l’avait tout simplement jamais remarqué, arrive à jongler entre les deux avec un véritable talent, émouvant plus qu’à son tour y compris dans les passages les plus légers et sautillants. Certains trouveront sans doute ce genre un disque un peu trop doux, un peu trop gentil, un peu trop… mignon, puisque c’est un mot qui vient plusieurs fois à l’esprit durant les écoutes. Oui, Celibatorium est un album souvent mignon, comme par exemple sur ce duo plein de tendresse avec Isabelle Carré ou sur En train (d’ailleurs l’un des rares morceaux un peu en-deçà des autres). Il est assez facile d’anticiper tous les reproches qui pourront lui être faits par nos lecteurs les plus sévères, qui n’auront pas nécessairement tort sur certains points. Mais la mignonneté n’est pas la niaiserie et, derrière ses jolies chansons joliment habillées et joliment interprétées, Benoit Carré vise le plus souvent juste et dessine un univers personnel dont on ne s’évade pas si facilement.


👍👍 Celibatorium 
Benoit Carré | Washi Washa, 2013



1. Dont deux titres sont en plus produits par… JC, des Innocents. Avouez que la vie est parfois marrante.
2. Et constateront donc que Lilicub a en fait publié six albums, jusqu’à tout récemment.