vendredi 29 mars 2013

Les Shades – Des survivants, en quelque sorte…

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Je ne connais pas la fausse histoire des Shades. L’histoire officielle, celle qu’il convient de raconter dans les bios, les articles, probablement aussi les interviews. En revanche, je connais bien la vraie histoire des Shades. Trop bien, même. Il faut dire que c’est celle de tant de groupes français qu’elle pourrait presque faire figure de leçon de morale à l’attention des enfants qui nous lisent et qui, les naïfs, pensent un jour qu’ils deviendront des rockstars. Celle d’un groupe qui déboule quasiment du jour au lendemain, balance un ou deux singles générateurs d’érections diverses chez une presse qui préfèrera toujours une branlette rapide à un long accouplement, pour mieux se terminer en eau d’éjaculation précoce après une succession de rendez-vous manqués et de disques tellement ratés qu’on les avait oubliés un mois après leur sortie. Dans le fond, y-a-t-il meilleur moyen de devenir ringard que d’être un jour le chouchou des branchés ? Car c’était ça, les Shades, il n’y a pas si longtemps. Dans une époque où l’on est tous plus ou moins le branchouille du voisin. Il y avait alors les branchés de catégorie 3, qui se paluchaient tranquillement sur la scène parisienne qu’on a appelé bébé rockers (rien que le nom qu’ils leur ont trouvé disait déjà tout de ce qu’ils en pensaient…), incomparables avec les branchés de catégorie 2, qui eux tapaient sur ces pauvres gosses de manière quasi pathologique, au point que cela donnait presque envie de défendre des types aussi indéfendables que les chanteurs de BB Brunes ou des Second Sex. Et puis au-dessus, enfin en-dessous, il y avait le vrai branché. Le pur. Celui qui vomissait tous les autres et portait aux nues les Shades, ceux qui avaient levraitructuvois. Ouais, merci. On a vu. On a vu comment une mauvaise hype pouvait flinguer un groupe réellement talentueux, dont les premières apparitions avaient réellement quelque chose d’enthousiasmant. Si les Shades ont deux sous de cervelle, on espère bien qu’ils pissent aujourd’hui sur ces mecs qui avant même qu’ils aient enregistré plus de deux morceaux en faisaient déjà le plus grand groupe français de Paris de bientôt, et commençaient tous leurs articles par l’inévitable « De toute la scène parisienne actuelle, les Shades… blabla ». Si seulement quelqu’un leur avait dit qu’en langage journalistique, bientôt ne va jamais plus loin que la semaine prochaine…


C’était il y a quoi ? Cinq ou six ans ? On jurerait que c’était il y a une éternité. Quand le dernier opus des Shades a échoué dans la boite aux lettres, on a écarquillé les yeux tant il paraissait hautement improbable que ce groupe dont le talent n’avait d’égal que l’envie de les baffer (cette voix…) existe encore en 2013. C’est une sacrée vorace, la hype. Non qu’on ait jamais eu ici une grande sympathie pour toute cette « scène » (comment ça Ça se voit ?) montée de toute pièce par cinq journalistes regrettant que les Libertines ne jouent pas assez souvent chez nous, mais il est difficile de ne pas ressentir aujourd’hui un minimum de compassion pour tous ces gosses – ceux qui leurs tapaient dessus comme des sourds avaient tendance à oublier qu’ils n’étaient que ça – retombés dans un anonymat tristounet et dont on imagine qu’aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont devenus qui musiciens de sessions, qui vingtenaires déjà vieillis essayant en vain de glisser une démo à un type qu’il ne connaissent même pas dans une soirée où tout le monde s’amuse sauf eux, qui jouent plus ou moins consciemment leurs vies1. Le simple fait que les Shades publient aujourd’hui un troisième album a en ce sens quelque chose d’un petit miracle, d’autant qu’ils n’ont pas décroché la timbale comme les BB Brunes ni eu la chance d’être une bande de jolies filles accumulé les coups de bol improbables comme les Plasticines. Ils ont juste réussi, au milieu de ce marasme, à vieillir et continuer à faire leur truc dans leur coin, sans emmerder personne. Rien que cela force le respect. Rien que cela justifie qu’on en parle, quelque part. Et on en parlera, c’est sûr. Que nos lecteurs se préparent à (ré)entendre parler des Shades dans les semaines et mois qui viennent. Normal : maintenant qu’ils n’intéressent plus personne, ils intéressent logiquement tout le monde. Rien de tel qu’encenser des naufragés du buzz pour renforcer sa street cred’.

C’est ici qu’il conviendra de mettre les pouces à la mauvaise foi. Si l’on va réentendre parler des Shades dans un futur pas trop lointain, c’est surtout parce que leur troisième album est bon. Très bon, même. Parfois à l’extrême limite du très très bon. Si l’on n’avait jamais attendu quelque chose d’eux, on pourrait presque lui accoler le qualificatif d’inespéré tant il parvient, par éclat, à raviver une flamme qui s’était éteinte quasi immédiatement après la signature. Si "Hors de moi", le premier titre, n’invente à peu près rien, il a pour lui de faire péter les enceintes comme rarement une chanson des Shades (et à vrai dire comme peu de chansons de 2013). La prod est parfaite. Un peu clinquante, un peu trop Favourite Worst Nightmare parfois ("1989"), mais solide et parfaitement adaptée à des titres qui se veulent – et réussissent à être – autrement plus mordants que ce que le groupe avait pris l’habitude d’enregistrer. Il est vrai que les Shades, en plus de tout le reste, ont à leur C.V. le triste fait d’armes d’être probablement les seuls artistes à jamais s’être faits plomber un album (leur premier) par Bertrand « Dieu » Burgalat, ce qui suffit probablement à en faire un groupe culte chez quelques tordus. Rien de cela ici : Les Herbes amères bénéficie d’un son dense, propre mais surtout jamais trop poppy. Juste ce qu’il faut pour rendre hommage à des chansons souvent très réussies et presque toujours efficaces.


C’est l’autre bonne nouvelle de ce disque : le groupe a en quelque sorte mûri dans sa jeunesse. La phrase ne veut rien dire, mais il faut reconnaître que cet album ne veut en lui-même rien dire : les mecs font de la meilleure teep-pop à 25 ans qu’à 18 – c’est quoi ces conneries ? Ils ne font pas que cela, heureusement, mais lorsqu’il le font, comme sur les excellentes "Caverne" ou "Artères", ils le font superbement et se hissent à la hauteur des plus grands noms de ce petit genre, sans même donner l’impression de forcer (voir le titre final, franchement paresseux en regard de ce qui l’a précédé). Pour la première fois depuis… toujours, en fait, ils méritent les superlatifs utilisés par certains à leurs débuts. Ce n’est qu’une demi-surprise (toute charge pamphlétaire mise à part, il a toujours été assez clair que le groupe était doué en terme de songwriting et faisait avant toute autre chose de très mauvais choix de production), mais le résultat est suffisamment puissant pour que les lèvres du chroniqueur forment un petit o. Et même un grand, allez, lorsque retentit "Mandragore", gros morceau psyché d’une affaire qui a l’intelligence – la maturité ? – de glisser entre les styles, sans plus vraiment prendre la peine de tenter d’être l’un plutôt que les autres. Plus trop garage, psyché en sourdine, pas si pop… Les Herbes amères affiche une vraie personnalité (mieux vaut tard que jamais, diront les mauvaise langues), qui ne transparaît désormais plus uniquement dans les textes, mais à tous les niveaux de l’écriture. Même dans ses moments les plus faibles, on est frappé par la maîtrise de l’ensemble, par le souffle qui parcourt un album ne refermant, au final, aucun mauvais morceau. Le seul versant par lequel on peut encore tenter d’abattre le groupe c’est – malheureusement mais on ne se refait pas – la voix, toujours aussi chouineuse et maniérée, même s’il faut reconnaître que, moins en avant, elle est s’avère étonnamment supportable et parfois très juste (exemple avec Vertige, ballade essoufflée que les BB Brunes, s’ils leur restent un minimum d’orgueil et d’exigence esthétique, rêvent certainement chaque nuit d’écrire un jour). Le reste, toujours intelligemment arrangé et subtilement référencé, s’avale tout seul, avec ses obsessions sixties parfaitement digérées et ses refrains bien morveux. Plus morveux, peut-être (sûrement !), que ceux que les Shades écrivaient à la sortie du lycée. Rien que pour cela, difficile de continuer à ne pas les aimer. On a tellement dit que cette génération avait trop bouffé de classiques pour s’acheter une paire de cojones, tellement martelé qu’elle était trop tendre, trop romantique, trop insouciante, trop sage, trop appliquée… pour pouvoir ronchonner lorsqu’un groupe de cette génération-là arrive enfin à (presque) s’émanciper de ses influences et distiller un venin suffisamment jouissif pour qu’au bout de quelques jours, on ait déjà plus écouté cet album-là que les deux précédents réunis. Bien sûr, il faudra raison garder et ne pas gober tout ce qu’on vous dira dans les semaines à venir, lorsque l’on essaiera de vous vendre le comeback des Shades et même qu’on y a toujours cru hein, promis juré (c’est bien le Net, on peut éditer les articles même des années après). Le quintette parisien ne vient pas de sortir le meilleur album de l’année, et ce très bon troisième opus n’est même pas la garantie qu’on pourra compter sur eux ans l’avenir. Après presque dix ans de carrière, les gamins devenus vieux ont encore tout à prouver. Mais enfin, on peut écrire le dernier Shades déchire sa race sans avoir l’impression de se payer la tronche du lecteur ou de commettre une petite trahison. C’est déjà énorme. Et en plus, c’est foutrement vrai.


👍👍 Les Herbes amères 
Les Shades | Mélodies mentales, 2013



1. Pensée presque sincèrement émue pour les exs Naast, Brats, Second Sex, Parisians et tout ceux que nous oublions. Désolé que vous ayez finis comme ça, c’est-à-dire j’imagine nulle part. Vous ne méritiez pas ça, même si vous étiez des groupes médiocres et même si dans le fond, on a essayé de vous prévenir, nous qu’on traitait alors dans les pages de certain journal de neuneus du Net parce qu’on osait douter de la pérennité de votre carrière une fois la hype retombée.