vendredi 20 juillet 2012

Mad Men - (demi) Teintes et Reflets (déformés)

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[Taux de spoil : 40 %] Ce fut une saison en demi-teinte, dont les enjeux mirent un temps fou à se dégager. En demi-teinte et pleine de couleurs dans le même temps - débuts de l'époque psychédélique oblige. En d'autres termes, ce fut incontestablement la saison de Megan Draper, qui de sa silhouette à son look en passant par son attitude vient préfigurer les seventies et faire changer la série d'époque. A tout point de vue.

Ce fut une saison en demi-teinte mais ce ne fut pas une mauvaise saison. Les nuances de gris vont bien au teint de Mad Men, la plupart du temps, et si l'on peut considérer qu'il ne s'est à peu près rien passé entre la déjà culte scène dite de "Zoubizou" et le troublant épisode "Far Away Places" (5x06), la disposition des pièces conduisant au climax final est plus subtile qu'il y paraît.

En fait, si la série semble parfois sortie de son orbite, c'est en grande partie parce que Don Draper, dont elle était devenue presque totalement dépendante dans les deux précédentes saisons, semble lui-même ne plus trop savoir où il habite. Largement dépassé par à peu près tout en ce monde, la jeunesse, son travail, ses sentiments, ses amis... largué à un tel degré que son pouvoir de fascination disparaît presque complètement... il demeure cet antihéros fort et bouleversant qu'il a toujours été - mais il ne l'est plus pour les mêmes raisons. Grâce à Megan, il est parvenu à recoller les différents éclats de lui-même qu'il semait ici avec son ex-femme, là dans son travail, là encore avec ses maîtresses. Au début de la saison, Megan Draper incarne un compromis parfait entre ces trois aspects de son existence, jusqu'alors inconciliables. Plus que la femme qu'il aime, elle incarne l'idéal après lequel il a cru courir des années durant. Mais la greffe semble ne jamais pouvoir prendre complètement. Être lui-même, voilà bien longtemps qu'il a oublié ce que cela signifiait. L'amour, même aussi pur et désintéressé que le sien, n'a jamais guéri de plaie profonde. Don Draper est un homme d'image. Il n'est qu'image. Il avance dans la vie et il avance dans l'histoire en étant habité par un vide insondable. Il a rétabli la connexion avec Dick Whitman, mais Dick Whitman n'est pas un être fini. Il n'a quasiment jamais dépassé le stade de l'enfance et le Don Draper de cette saison cinq a effectivement quelque chose d'un vieil enfant, capricieux, souvent incapable de saisir la complexité du monde qui l'entoure, et soudain incroyablement fragile et désarmé lorsqu'à deux reprises ("Far Away Places", donc, et "Lady Lazarus" (5x08)), il se retrouve seul en ignorant tout de l'endroit où se trouve son épouse. Il a renoué le contact avec son identité longtemps reniée et pourtant, il n'a jamais paru si faible, si partagé. Non plus torturé. Juste paumé. Le masque de Dick Whitman reste le seul qu'il ne parvienne pas parfaitement à fixer. Des images et des sensations de la toute première saison reviennent en filigranes ; on se rappelle comme il semblait incapable de tenir une conversation sur un sujet autre que son travail. On voit aujourd'hui comme il aura tout fait pour se convaincre lui-même que Megan était faite pour travailler avec lui. "On ne choisit pas toujours ses talents", ira-t-il même jusqu'à lui dire. Il est vrai que lui n'a jamais choisi grand-chose. Sa "nouvelle vie" elle-même lui a été offerte par Betty, qu'il n'aurait probablement jamais quittée si elle ne lui avait pas forcé la main.

Pauvre Betty, puisqu'on en parle. Pauvre Betty devenue grosse et plus triste et amère que jamais. Seul Don semble encore la voir avec les mêmes yeux. Et encore. D'une certaine manière, il paraît la respecter plus aujourd'hui que lorsqu'elle était son épouse. Rien ne sera épargné à Betty dans cette saison, mais rien ne sera épargné à personne. Pete Campbell ne vaut pas mieux. C'est comme si les héros du début de la série avaient été sacrifiés par l'auteur. A tout le moins ceux n'ayant pas su sauter dans le train de la modernité lorsque celui-ci était encore accessible. Leurs vies semblent se diluer, ne servant plus qu'à des jeux de miroir cruels les renvoyant toujours, systématiquement à Don Draper 1. La vie de Betty est comme un écho lointain à celle de son ex-mari, son corps d'ailleurs ressemble au reflet déformé de celui de la nouvelle Madame Draper, qu'elle ne croisera  qu'une seule fois dans toute la saison, et entreverra à demi nue, comme par hasard au travers d'une vitre (5x09, "Dark Shadows").

De miroir aussi, bien sûr, il est question concernant Pete, qui se métamorphose peu à peu en Don Draper rate, en Don Draper loser, en Don Draper qui ne serait pas rompu aux jeux de masques. Ou avec Roger Sterling, en pleine renaissance, quand Don semble se désagréger et perdre petit à petit son modjo. Roger revient, quelle idée et quel culot, quand on y pense. Le dernier personnage que l'on imaginait voir évoluer. Celui qui semblait à ce point figé dans le temps que même sa diction semblait évadée d'un vieux film de l'immédiat après-guerre. Voilà qu'il aspire à lui la modernité et gagne ses galons de personnage de premier plan, sans prévenir et à rebours de tous les clichés (il avait commis la même erreur que Betty, fuyant une vie pour mieux la reproduire à l'identique ailleurs et avec quelqu'un d'autre). D'une manière ou d'une autre et alors que Don est bien moins présent à l'écran que dans la saison précédente, où il écrasait tout le monde (on l'avait regretté à l'époque), tous semblent tournés vers lui pour lui tendre inconsciemment le même étrange miroir, même Megan, même Michael Ginsberg et son insolente (et très drôle) manière d'incarner l'avenir d'un monde dans lequel Draper n'a plus tout à fait sa place. Tous, sauf Peggy. Symboliquement, depuis le formidable épisode "The Suitcase" (4x07), Peggy a coupé le cordon. Elle ne ressent (presque) plus le besoin de guetter l’approbation du Maître. Elle ose même ne pas le prendre au téléphone, ou l'envoyer bouler. Jusqu'au moment où. Elle est formidable, Peggy. On peine à se souvenir de la jeune fille timide et mal assurée du début de la série. En tant que personnage, elle a acquis le même statut que Don. C'est d'ailleurs à elle que Megan, par sa volonté de tracer sa propre route, tendra son miroir - le temps d'une remarquable scène de confrontation où chacune incarnera sans s'en apercevoir deux images radicalement opposées de l'émancipation féminine. Deux routes différentes pour une même destination : la liberté. Rien de plus, rien de moins.

Incroyable ce qu'on peut dire, n'est-ce pas, d'une saison en demi-teinte ?


👍 Mad Men (saison 5)
créée par Matthew Weiner
AMC, 2012


(1) Détail amusant que de constater après coup que le poster officiel de cette saison cinq présente le reflet de Don Draper dans une vitrine, n'est-ce pas ?

5 commentaires:

  1. (Taux de spoil 45%, pour reprendre la politique du Golb)

    Dire que j'hésitais à pondre un bilan de cette saison, voilà que tu le fais, et de manière plutôt élégante trouve-je. Cette cinquième cuvée qui ne prend véritablement son sens lors de ses quatre ou cinq derniers épisodes. C'est un peu regrettable car, avant cela, Mad Men donne l'impression de faire un surplace assez incroyable, futile même, laissant même les adeptes un peu en retrait de la virée. De beaux moments surviennent malgré tout, à la Salinger presque, lorsque Sally et son ami vont au zoo, ou lorsque Peggy annonce à Don qu'elle s'en va. Il y a peu de scènes entre les deux mais elles sont toujours d'une force émotionnelle incroyable. De ce point vu là, chapeau magistral.

    Betty est le personnage ingrat. Je vois vraiment en elle la femme au foyer dans toute sa splendeur, tellement délaissée et frustrée qu'elle en vient même à vouloir faire du mal par l’intermédiaire de sa fille. En fait, sont tous frustrés dans cette série ;)

    Personnellement, Roger m'irrite. Macho, parasite, un vrai flambeur. Mais il me fascine dans sa manière de tourner les choses à son avantage. Il est le roi du monde (témoin clé de cette scène où le voit nu dans l'immeuble). Et la scène finale est juste bluffante. Un p'tit mot au sujet de Lane ou pas ?

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  2. Tu as tout à fait raison concernant la balise spoiler. Je perds la main.

    C'est vrai que je n'ai pas parlé de Lane alors que sa storyline est une des plus réussies de la saison. Mais ça ne rentrait pas tellement dans l'axe que je suivais.

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  3. Roger a notamment complètement abandonné Joan à son "sacrifice" ... Joan dont, comme d'habitude, tu ne parles pas. Volontairement aussi ?

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  4. Pffff..
    C'est QUAND, ton billet sur le Bolaño ??
    (Depuis que j'ai appris à faire la tilde avec mon clavier, je guette toutes les occasions d'en placer une...)

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  5. Plus fine et fouillée que la mienne cette analyse, j'avais surtout fait un polaroid de la saison, là tu pars dans le rouleau de 34 vues, enfin toujours classe

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