lundi 14 novembre 2011

Melody Nelson - Le Mythe est intact ; La Vierge et l'Avion, un peu moins.

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La nouvelle est tombée d’un coup, scandée un matin par une « journaliste culturelle d’i-télé »1 : « Melody Nelson a 40 ans ! », s’exclame-t-elle en bonne ravie de la crèche. On en a entendu des âneries à la télévision, mais là, ça dépasse tout : Melody Nelson a évidemment « quatorze automnes et quinze étés », ce depuis sa première apparition en 1971, ce pour l’éternité. Melody Nelson ne peut pas vieillir, héroïne mutine et tragique éternellement figée dans cet entre-deux-âges – et c’est bien pour cela qu’elle continue de fasciner. Le commentaire vaut tout autant pour l’album racontant son Histoire.

La débauche de moyens pour nous expliquer à quel point la réédition de L’Histoire de Melody Nelson (d’ailleurs initialement paru en mars, et non en novembre histoire de se tailler une place au pied du sapin) est un événement interplanétaire a de quoi faire sourire. S’il est entendu que l’on parle là de ce qui est probablement la plus grande œuvre de toute l’histoire de la musique populaire francophone, il est bon de se rappeler qu’à l’époque, l’album ne s’écoula qu’à dix mille pauvres exemplaires, et qu’il ne fut jamais reconnu du vivant de son auteur. Le gribouilleur de ces lignes, né quelques années plus tard, peut même affirmer avoir pu traverser l'intégralité des années 80 et 90 sans avoir jamais lu son titre dans un seul article (alors qu’il en lisait pourtant beaucoup). On fera donc mine de se réjouir de ce buzz hivernal, de cette réédition indéniablement luxueuse, même si l’on conservera un léger doute face à une industrie de la musique tellement à bout de souffle que les trois plus gros buzz depuis septembre auront tous entourés des disques déjà sortis depuis des lustres (ceux du Pink Floyd et Nevermind), republiés aujourd’hui dans des éditions à l’honnêteté à tout le moins discutable. Reconnaissons que l’édition 40ème anniversaire de Melody Nelson a le mérite, comparée aux autres susmentionnées, de proposer des bonus digne de ce nom, même si l’intégralité des prises alternatives (dont "Melody lit Babar", écartée de l’album) ne ravira que les fétichistes tandis que le documentaire, de bonne facture, ne leur apprendra à l’inverse pas grand-chose.


De toute façon – faut-il réellement le préciser ? – les vingt-sept minutes composant l’album original se suffisent amplement à elles-mêmes. Gainsbourg y casse les structures pop traditionnelles, sans rien perdre en dynamique ni en groove (au contraire, les lignes de basses de Dave Richmond2 sont absolument renversantes), Vannier arrange avec ce mélange improbable d’épure et d’emphase caractérisant toutes ses productions et atteignant ici une forme de Zénith… on sait tout cela, et l’on n’aura pas ici la prétention folle de dire plus ou mieux que ce qui a été dit par d’autres depuis quatre décennie. Dans le fond, si cette réédition intéresse et si cet article voit le jour, c’est surtout parce que Melody Nelson se prête admirablement à l’exercice même de la réédition, issu d’une catégorie de sur-chefs-d’œuvre, de ces objets dont il est quasiment impossible de se lasser, que l’on retrouve chaque fois avec une émotion et un désir intact… et que l’on pourrait inlassablement racheter.

Pourquoi ? On pourrait avancer une qualité mélodique et harmonique exceptionnelle, on pourrait arguer qu’il est de ces albums qui ont littéralement inventé la musique des décennies suivante, voire même, taquin, souligner que créer une œuvre aussi poignante à partir d’un scénar de film érotique du dimanche soir sur M63 a quelque chose de miraculeux. Mais la vérité, c’est surtout que Melody Nelson a traversé les décennies grâce à son écriture unique, si parfaitement cadrée, en adéquation totale avec les arrangements et l’agencement malin des morceaux (cette alternance bête et efficace de titres psychés et de bluettes). Créatrice d’une atmosphère singulière, et d’une force d’évocation hors-normes : vous connaissez beaucoup de disques dont l’écoute stimule votre imaginaire au point de visualiser ce que raconte chaque chanson, chaque ver, comme et même plus encore que dans un excellent roman ? Lorsque l’on installe Melody Nelson sur la platine et que l’on ferme les yeux, on est là et l’on voit. La Rolls Silver Ghost 1910 ("Melody"), les sculptures rococo (et les « nègres portant des flambeaux ») de "L’Hôtel particulier", la rencontre, le crash aérien. Inspirée par Nabokov, Melody Nelson parvient à être non seulement une suite musicale planante et envoûtante, mais encore une œuvre littéraire puissante dont on retient des passages marquants comme ailleurs de livres ou de films. D’une certaine manière et pour cette raison autant que parce qu’il est bref, Melody Nelson est peut-être le concept-album le plus abouti (le seul ?) des années 70 : on ne peut pas le détricoter, cela qui n’aurait d’ailleurs pas grand sens. Rien d’étonnant à ce qu’il représente symboliquement une scission dans l’œuvre gainsbourienne. Dans le fond, il n’y a que deux catégories de personnes dans ce monde : celles dont le morceau préféré est "La Ballade de Melody Nelson", et celles qui préfèrent "Cargo Culte". Dites-moi lequel remue le plus vos synapses et votre libido – je vous dirai qui vous êtes.


👑 Histoire de Melody Nelson [Edition 40e Anniversaire] 
Serge Gainsbourg | Philips, 2011 ; 1971 pour l'édition originale


1. Quiconque a déjà vu une chronique culturelle d’i-télé comprendra l’usage instinctif de guillemets.
2. Au rayon des bons points de cette nouvelle édition, notons d’ailleurs que le livret lui rend enfin l’hommage qu’il méritait depuis quarante ans. Il était temps.
3. Un vieux friqué roule dans sa Rolls et renverse une nymphette chaude comme la braise qui finira par mourir et se figer en femme-enfant éternelle peu après avoir été dépucelée… Fred Coppula a eu des idées plus abouties.