dimanche 22 octobre 2006

Tim Buckley - Onirisme, quand tu nous tiens...

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Pour Tim Buckley, 1969 aura été une année de transition. Le moment où sa musique aura achevé de basculer de la folk (déjà très "habillée") au free-jazz-rock-psychédélique (je sais, le nom fait un peu peur).
 
Quelques mois avant de faire ses adieux aux guitares acoustiques sur l’attachant mais inachevé Blue Afternoon, Tim a donc remis le couvert avec ce troisième album – son troisième classique incontournable. L’ouverture « Strange Feelin’ », soit donc sept minutes évoquant plus Zappa et Love que Dylan, donne le ton… strange, le mot est plutôt bien choisi ! A peine moins longue, « Buzzin’ Fly » prend le relais. Relativement plat en version vinyle, ce morceau méconnu prend une toute autre dimension désormais remasterisé.
 
Deux chansons, et déjà près d’un quart d'heure qui s'est écoulé… tout ça pour quoi ? Tout au plus une mise en bouche. Car le grand morceau de bravoure du disque reste à venir : « Love from the Room 109 at the Islander ». Dix minutes et cinquante secondes de divagations poétiques enivrantes, alternant guitares folk et effluves jazz venant étouffer (mais sans jamais éclipser) la voix étonnamment grave d’un Buckley plus cajoleur et romantique que jamais. Entièrement mise au service des cordes, la production étonnerait par sa modernité si elle n’était signée Jerry Yester… à savoir l’ancien leader du Modern Folk Quartet. Et effectivement, ce disque étrange et envoûtant se révèle à peu près dans l’esprit des disques du MFQ produits quelques années plus tôt par le Maître Spector. On comprend dès lors pourquoi Tim Buckley a dû progressivement s’émanciper des soutiens « historiques » de ses amis Larry Beckett (textes) et Lee Underwood (guitares) : avec eux, il est probable qu’il n’aurait jamais pu emmener son art si loin - aussi brillants fussent-ils.
 
De ce point de vue, Happy Sad marque presque le début d’une seconde carrière. On peut d’ailleurs le considérer comme un genre de manifeste, le grand lancement de la « seconde période » de Buckley Senior… qui s’avère par ailleurs être le disque préféré de Buckley Junior. A l’écoute de la sublime « Dream Letter », cela ne surprendra pas grand monde. Comme plus tard sur Grace, on y trouve une voix aussi belle, cristalline et mélodique qu’en perpétuel décalage avec la musique – comme si Tim Buckley faisait exprès de produire quelque chose de dissonant pour renforcer le climat étrange de sa chanson. Un procédé qu’il porte à son paroxysme sur le titre suivant : « Gypsy Woman ». Pour l’anecdote, cette chanson, l’une des plus populaires de l’artiste, est également celle qui révèlera son fils lorsqu’il la reprendra en 1991 lors d’un concert hommage. Un titre fou, complexe, tribal, agencé avec trois couches de guitares différentes… tout simplement le Trout Mask Replica de Captain Beefheart avec deux ans d’avance. D’ailleurs, la guitare, sur ce morceau dérangé et dérangeant, est tenue par un certain Gary Lucas… Ça ne s’invente pas.
 
Après ces douze minutes de déjante totale, le disque aurait pu s’achever. C’était le grand mille-feuilles final parfait. Oui, mais non : dans un ultime pied de nez, Buckley lâche une dernière chanson. « Sing a Song for You ». Deux minutes et des poussières, une voix, une guitare, un texte troublant… et une ultime folk-song pour clore l’ultime chef-d’œuvre de son auteur…


👑 Happy Sad 
Tim Buckley | Elektra, 1969