mardi 22 mars 2011

Isabelle Jarry - Strip-tease

...
"Céleste était de ces femmes perpétuellement amoureuses, qui ne conçoivent pas la paix du cœur, qui n'aspirent qu'à se consumer, proies faciles des passions les plus extravagantes. Peu importait la manière dont l'amour s'incarnait, peu importait même que l'homme aimé partageât son sentiment. Ce qu'elle recherchait c'était l'état amoureux, la brûlure intérieure du sentiment envahissant."

Isabelle Jarry n'est pas qu'une auteure de grand style, ce qui suffirait pourtant à ce qu'on chérisse chacune de ses parutions. Elle est également une auteure imprévisible, dont on ne devine jamais à l'avance sur quelle pente (évidemment) glissante elle va nous entraîner. Rien de commun a priori entre ses trois derniers romans, la sinueuse Traversée du Désert, un Contre mes seuls ennemis parcouru d'un discret second-degré, et donc cette Voix des êtres aimés qui paraît cette semaine, contrepied virtuose aux deux précédents, dans son intimisme feutré, dans son pathétique assumé (il faut le prendre, bien sûr, au sens noble du terme). Un seul trait commun peut-être, la sophistication de ces récits. Une bonne sophistication, de celles qui ne se voient pas au premier abord. Moins que jamais en l'occurrence, d'autant que La Voix des êtres aimés, dont le titre ne fait guère honneur au contenu, a quelque chose d'immédiatement déstabilisant dans son refus de la linéarité.

L'intrigue, pourtant, est d'une agréable simplicité, aussi humaine et sensuelle que celle de Contre mes seuls ennemis était intelligente et élaborée. Une femme, Céleste, reçoit la supplique d'un homme qu'elle a autrefois aimé, Paul. Il se sait condamné et décide de finir ses jours dans une maison au fin fond de la campagne plutôt que dans un hôpital. La suite tient en une ligne : "Il le lui demanda [de l'accompagner] comme une faveur, mais elle l'entendit comme un appel. Et elle accepta". Et Céleste d'abandonner mari et enfants pour aller retrouver cet ancien amour, sans plus d'hésitation que de résistance, comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle au monde. La brutalité de cette décision survenant à la première page, l'incompréhension qu'elle provoque place aussitôt le lecteur dans une position dénuement face au déroulement du récit, qui se construit lentement, le plus souvent par ellipses et non-dits. Le contexte n'apparaît que par petites touches successives, au travers d'une double narration : Céleste se métamorphose en Sherazade exaltée, narrant épisodiquement une de ses romances passées à l'homme symbolisant plus qu'aucun autre le concept même de romance passée. Les deux histoires d'amour se répondent et se confrontent, se reflètent pour finir par se nourrir l'une de l'autre ; on comprend (très) progressivement l'impérieuse nécessité, pour Céleste, d'aller s'enfermer dans cette prison (Paul est le plus souvent trop faible pour se livrer à des activités) de tendresse et de tristesse, de douceur et de mots - puisque c'est ainsi que leur amour inconditionnel s'exprime la plupart du temps.

La Voix des êtres aimés joue sur les décalages. C'est une veillée funèbre dont les protagonistes sont tous vivants et vibrants, et où il n'est pas certain que ce soit celle qui ne meurt pas qui veille, et où l'on renaît plus que l'on n'agonise. Pas un de ces livres que l'on dévore en attendant la suite, plutôt de ceux que l'on suit lentement, en y repensant longuement au terme de chaque passage. L'écriture d'Isabelle Jarry est toujours aussi élégante et Céleste est un personnage aussi tragique qu'intrigant, mais ce qui séduit le plus finalement, c'est cette langueur avec laquelle l'ouvrage s'effeuille, comme en un strip-tease métaphysique - mais délicat et sensuel. Sans surprise, c'est lu et approuvé par Le Golb.


La Voix des êtres aimés, d'Isabelle Jarry (2011)

8 commentaires:

  1. Pour être honnête, le sujet ne me tente pas, du tout. J'aime assez Jarry, alors je me laisserai peut-être tenté. Mais le livre, tel qu'il apparaît sous votre plume, n'a pas l'air d'être mon genre, du tout.

    BBB.

    RépondreSupprimer
  2. Vous savez, sur le papier ce n'est pas vraiment mon genre non plus. Mais c'est si magnifiquement écrit, que voulez-vous ? ^^

    RépondreSupprimer
  3. Contre mes seuls ennemis avait été une belle découverte pour moi, mais c'est vrai que comme BBB le sujet de ce nouveau livre me tente beaucoup moins. C'est ton côté vicieux, tu nous donnes envie de lire des trucs qu'on aurait pas idée de lire sinon ;)

    RépondreSupprimer
  4. Pardonne-moi, je suis tellement content que tu commentes un de mes articles litté :-)

    RépondreSupprimer
  5. Je les lis tu sais. Et même des fois je lis les livres dont tu as parlé !!

    RépondreSupprimer
  6. Merci pour cette découverte que j'ai dévoré en deux jours, pourtant le résumé ne donne guerre envie. Mais j'aime ces livres qui mette en évidence ce qui ne l'est pas pour tous, en commençant par eux même, comme l'incompréhension des deux êtres et la méprise qui leur fait vivre assez différemment leur histoire très humaine...

    RépondreSupprimer
  7. Vraiment ravi de l'avoir fait découvrir à quelqu'un !

    RépondreSupprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).