Je suis un état non-interventionniste

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Elle s'appelle Amélie ou je ne sais plus trop comment. Je n'ai pas trop envie de lui demander. Elle est blonde, un peu vulgaire. Elle n'a pas l'air bien méchante mais elle n'a pas l'air bien futée non plus, et chaque fois qu'elle ouvre la bouche elle confirme que les premières intuitions sont toujours les meilleures. Elle vient de se marier, enfin c'est ce qu'elle me raconte, là, les yeux dans les yeux. J'ai du mal à y croire mais voilà longtemps que ce verbe ne veut plus rien dire. Ce n'est plus un engagement, ce n'est plus... c'est quoi, au fait ? Enfin peu importe. Je n'ai jamais vraiment su mais il est vrai que je n'ai jamais sérieusement envisagé de me marier et que vu la manière dont toutes mes histoires se sont achevées, on pourrait difficilement me donner tort. Donc Amélie vient de se marier. Juste là, il y a quelques jours. Elle a l'air à peu près aussi heureuse que moi, ce n'est pas rien de le dire. Elle a surtout l'air vachement stressée, je ne comprends pas trop pourquoi car être assis en face de moi n'est quand même pas la chose la plus angoissante du monde (à tout le moins lorsque je suis à jeun, ce qui m'arrive malgré tout assez souvent). Elle pourrait me parler de son mariage, de son mari dont j'ai déjà oublié le nom, de ses projets, de sa carrière. C'est ce que je ferais à sa place (en imaginant que je sois susceptible un jour de me marier - à jeun). Elle le fait en un sens, mais elle me parle surtout de son désir d'enfant. On connaît mon épineux rapport à cette question, quoique pas Amélie - quoique plus grand-monde en fait. Pourquoi pas ? Je n'irai pas lui dire qu'elle vient de se marier il y a quelques jours, qu'elle a le temps quand même, d'autant qu'elle ne connaît pas son mari depuis si longtemps que ça. J'ai l'habitude de laisser les gens commettre leurs propres erreurs, et plus je sais que c'est une erreur et plus je laisse faire les gens. Je suis un état non-interventionniste. Certains diraient que je ne suis pas un ami. Le type qui vient de nous rejoindre (putain mais comment s'appelle-t-il ?...) doit sans doute penser cela, qui ne se prive pas pour sa part d'expliquer à Amélie (qui en fait s'appelle peut-être Émilie, maintenant que j'y pense) qu'elle fait n'importe quoi, qu'elle délire complètement, qu'elle connaît à peine ce mec et que tout cela n'est pas sérieux - je te le dit parce que je t'aime bien, sérieux, redescends sur terre. Moi, j'avoue tout, je me marre un peu.

Peut-être parce que lui n'a pas l'air aussi peu futé qu'elle, c'est plus facile de le mépriser sans remords. Ou peut-être plutôt parce que je sais que déjà, balancer ce genre de truc à quelqu'un d'amoureux ET futé, c'est voué à l'échec... alors à quelqu'un d'amoureux et de pas futé, je préfère ne même pas essayer d'imaginer. Laissons l'autre con se croire suffisamment charismatique pour évangéliser les masses, de toute façon j'ai envie de fumer une clope et comme de nos jours on ne peut plus fumer nulle part... je suis obligé de sortir de la baraque et d'avaler une 100's en autant de secondes - vu qu'il doit faire à peu près neuf degrés à l'extérieur.

A mon retour c'est un véritable bordel qui m'attend. Plein de gens se sont invités dans la conversation, dont pas un ne manque d'un avis éclairé ou d'un conseil pertinent adressé à Aurélie et à son désir d'enfant et de labrador (ok, elle n'a pas cité explicitement le labrador mais nous avons quand même eu droit à la grande maison et même au commerce, je n'extrapole donc pas vraiment) (et inutile de préciser au passage que personnellement, je n'ai jamais eu envie d'avoir un labrador, ni même un golden retriver, quoique j'adore ces chiens). En gros tout le monde se mêle de la vie de la pauvre Amélie, j'aimerais la plaindre mais d'un autre côté, c'est un peu sa faute. Je n'aime pas qu'on se mêle de ma vie, vous savez quoi ? Eh bien figurez-vous que je ne la raconte pas à tout le monde. Amaurémilie, elle, ne peut s'empêcher de faire partager son bonheur à la Plèbe (elle ne connaît pas le mot) et pire encore, lorsque celle-ci désapprouve son attitude, elle se pique débattre avec elle. Enfin ! Aurélie ! Tout cela n'est pas sérieux ! Avec ton accent de poissonnière et ton QI à te mettre en vente sur ton propre étal !

(je ne prononce bien entendu pas cette phrase ignoble et que, dans le fond, je ne pense pas... je suis incapable de ne pas aimer les gens)

Je me cale dans mon fauteuil et entame un immense effort sur moi-même pour ne rien dire, ne pas engueuler tout ce beau monde et ne pas botter quelques culs. Tu es un état non-interventionniste, vieux. Courage. Ne l'ouvre pas. Laisse les moralisateurs moralisater, qu'importe que leur morale soit oiseuse et hypocrite (quelle morale ne l'est pas ?). On a tous le droit de céder à la facilité de temps à autres, et faire la morale est probablement la chose la plus facile qui soit dans cette vie. Même les demeurés peuvent s'y coller - la preuve. Ce qui me choque plus, enfin disons : ce qui m'interpelle, c'est que ce sont des gosses. Ils ont vingt ans, un peu moins ou un peu plus, et ils parlent déjà comme des vieillards. Cela fait bien longtemps que j'ai compris que les gens de ma génération (et, donc, de la suivante) seraient plus conservateurs - voire carrément réac- que nos parents. Pourtant chaque fois que j'en ai la preuve, je suis quand même assez profondément ébranlé. Quelque part, je comprends plus facilement Émilie. Je ne partage probablement rien avec elle, j'ai beau réfléchir nous n'avons sans doute même pas les mêmes étagères Ikea. Mais je parviens à la rattacher à quelque chose que je connais et peux comprendre. Elle est jeune et bête comme on peut l'être lorsqu'on est jeune. Des filles qui se marient à cet âge et sur un coup de tête, qui font un gosse dans la foulée, qui rêvent de tenir un commerce et d'avoir une maison (voire un labrador)... j'en ai connu des centaines, des milliers, pas dans un épisode de Friday Night Lights mais dans ma cambrousse, là d'où je viens, dans ce trou de balle de l'univers qui incroyablement persiste à m'habiter aujourd'hui que je suis exilé à Paris et ne fréquente quasi que des intellectuels et des artistes. Oui : Émilie, Aurélie, Amélie... je les ai toutes connues et je peux les comprendre, je peux ressentir de l'empathie à leur égard. Mais les autres, là ? Ceux qui marchent sur cette pauvre fille très blonde et très vulgaire ? D'où sortent-ils, avec leurs looks hybridement fashion et leur système de pensée encore plus arriéré que le sien ? Sont-ils de purs produits notre époque stupide, cynique et mercantile ? Et si tel est le cas, dois-je en déduire que je suis monstrueusement réac moi-même, tant je n'ai que mépris et dégoût pour cette époque et ce qu'elle produit ? Peut-être. Peut-être qu'être libértaire, en 2010, c'est ne plus s'étonner de rien et épouser le cynisme, et épouser l'indifférence, et épouser le détachement. Peut-être qu'être progressiste, en 2010, c'est accepter la modernité jusqu'aux confins de la débilité (ce qui expliquerait que la droite ait confisqué l'idée de modernité pour mieux dénoncer la fameuse "gauche archaïque" ^TM).

C'est alors que ma femme, celle que je n'épouserai jamais et à qui je ne ferai pas plus d'enfant que je n'offrirai de labrador (pour le golden ret', on verra), m'a appelé pour l'aider à faire je ne sais plus trop quoi, sans doute un truc chiant, donc nécessaire. Honnêtement, je n'ai jamais été aussi content qu'elle m'appelle. Je crois que j'aurais pu rester encore pendant des heures devant la télé, que je n'allume pourtant jamais mais qui chaque fois me fascine tant par son apologie permanente de la vacuité que par cette manière troublante dont elle se fait le miroir (souvent dégueulasse) de notre monde. J'aurais pu rester là jusqu'à au bout de Secret Story, émission que je n'avais jamais regardée de ma vie, à plonger mon regard dans celui d'Amaurémilie, qui fixait la caméra dans ce qu'ils appellent le confessionnal (rien à voir avec Dieu, a priori, comme ce monde tout entier) et me donnait ce sentiment troublant contempler la misère humaine droit dans les yeux, et me filait l'envie de lui adresser un sourire un peu tendre et pleinement désolé.

Comme souvent ces derniers temps, je me suis couché ce soir-là en ayant la conviction peu rassurante de ne strictement rien comprendre au monde dans lequel je vis. Comment s'étonner que je ne sois pas interventionniste ? Encore faudrait-il, pour l'être, que je sache quoi faire.