dimanche 18 avril 2010

Matthieu Boré - Les Bon gars font les Bons clients

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Presque douze ans d’interviews, un certains nombre d’articles dans cette rubrique, tout cela pour finalement en arriver à cette question un peu bébête : et si c’était ça, en fait, ce qu’ils appellent tous « un bon client » ? On ignore si Matthieu Boré passe bien à l’image (beau gosse comme il est, c’est fort probable), mais en tout cas à interviewer, c’est un régal. On en ressort comblé, regrettant tout au plus que… tous les artistes ne soient pas comme celui-ci, c’est-à-dire non seulement sympathiques et loquaces, mais en plus susceptibles de démarrer au quart de tour à peine l’enregistreur branché. En dix minutes à peine, Matthieu avait répondu à toutes nos questions avant même qu’on les ait posées. Ne restait plus qu’à l’écouter, aussi généreux et attachant en vrai que sur disque. Et les habitués de ces pages savent que quand certains confrères usent et abusent de ce genre de formules, ce ne sont pas des mots que l’on emploie à la légère ici.

La scène se déroule en début d’après-midi, chez Matthieu Boré, à moins d’un mètre du piano. Il vient de nous faire ce que certains confrères auraient sans doute qualifié de « délicieux café » (donc un Nespresso, what else?) et l’on hasarde une boutade assez navrante : « En fait le mag [Interlignage] est récent, du coup je crois que tu dois le premier artiste jazz qu'on rencontre. Coltrane n’étant pas disponible… » Navrant, vous étiez prévenus. Navrant mais finalement bien pratique1, puisque mettant l’entretien sur les rails : « Oui enfin, y a eu beaucoup de monde avant Coltrane, quand même. » La réplique pourrait sembler anodine et ne pas appeler de suite. Or, c’est tout l’inverse qui se produit : elle amorce une discussion presque impromptue (étrangement, on comptait commencer par parler de sa biographie) durant laquelle Matthieu Boré, trente-huit ans et quatre (beaux) albums au compteur, va s’avérer désarmant de franchise et s’éloigner des discours promos rodés que l’on s’avale bon gré mal gré à longueurs d’années. « Je pense que le grand manque de culture en France c’est de penser que le jazz commence à Coltrane, Parker ou Monk, un jazz qui est déjà vachement compliqué… alors qu’au départ c’est surtout des chansons, qui ne sont pas pour autant mal faites, mal jouées ou mal écrites. Coltrane ou Parker ils ont dû commencer dans les années 40… mais le jazz est au moins cinquante ans plus vieux que cela.2 » Il est vrai que ce jazz-là, c’est-à-dire en fait le be bop et tout ce qui en découlera, colle à merveille avec toute une imagerie volontiers plus intellectuelle, à tout le moins plus glamour que le New Orleans ou le swing. « Pour le coup à l’époque le jazz est très blanc, les musiques noires et blanches ne se sont pas encore mélangées… et moi justement je me suis rendu compte que c’était ce moment-là qui m’intéressait. Dans toutes les musiques que j’aime ce que je préfère c’est le moment où ça se rencontre. Tout comme j’adore tous ces artistes de rythm & blues qui sont passés après le jazz et avant le rock’n'roll, comme Big Joe Turner… pareil, je suis fan de doo wop, ce qui doit dater de la fin 40 début 50… et ça finira aussi par être « remis » dans le rock’n'roll… »

frizzante

L’air de rien, cette remarque inaugurale planera sur le reste de la discussion. Sans aller jusqu’à parler d’être sur la défensive (ce serait absurde tant l’homme déclare tout cela sur un ton aimable et bienveillant), on sent que le sujet l’interpelle particulièrement, sans doute fruit d’une lassitude à force de lire des choses du genre : « Matthieu Boré, le Jamie Cullum/Harry Connick Jr/Michael Bublé français ». Bref, de se voir assimilé plus ou moins ouvertement et avec plus ou moins de dédain à une forme de variété-jazz dont il ne se sentirait pas nécessairement proche. Enfin : on suppose. On comprend en tout cas mieux la nécessité de cette introduction lorsque Matthieu en vient à parler de son cas personnel, quelques soixante ans (et dix minutes) plus tard : « Moi je suis rentré dans le monde du jazz en reprenant du Fats Domino3, et pour moi jouer ça c’était faire du rock’n'roll… or en fait pas du tout : comme c’est un gars de la Nouvelle Orléans qui a puisé énormément dans le jazz traditionnel (Blueberry Hill en tête), et je me suis rendu compte que dans cet univers c’était quelqu’un d’extrêmement respecté. Mais au départ jamais j’aurais pensé être accepté. » D’où ce besoin, sans doute, de revenir longuement sur les origines du genre. Comme une envie de (re)dire sans le dire qu’il n’y a rien d’infamant à faire du jazz avec des chansons… « Quand je jouais ça c’était pour faire danser les gens. Ce qui était à l’origine la vocation du jazz. » Une précision inutile ? Quelque jours plus tard, en faisant écouter friZZante!! à un ami, le verdict tombe : « mouais, c’est pas vraiment du jazz ça, c’est d’la pop ». Marrant (ou effarant, faut voir) de constater à quel point le genre polymorphe par excellence peut se retrouver figé dans un fantasme, une imagerie sinon une image d’Épinal. Rassurons nos lecteurs : friZZante!! est bien entendu un album de jazz, sans le moindre doute possible. Et pas un mauvais.

On en arrive logiquement au parcours discographique, d’abord pavé d’hommages (le second opus était consacré au susnommé doo wop), puis témoignant d’une prise de contrôle progressive du songwriting à partir du bien nommé Sometimes on My Own (d’ailleurs réédité en juin prochain) pour aboutir à friZZante!!, album attachant, tout à la fois feutré et dansant. « C’est à partir du précédent que je suis passé dans une autre catégorie. Jusque là ça restait des répertoires essentiellement de reprises, à ma manière bien sûr, mais des reprises quand même. Et puis ça correspondait aussi à la façon dont est structuré le marché en France : faut faire des disques avec des thèmes, et tu fais tel festival parce que tu reprends justement telle année tel compositeur. Avec Sometimes on My Own j’ai été perçu d’un seul coup comme quelqu’un faisant une musique beaucoup plus personnelle, même si paradoxalement je faisais à peu près autant de reprises qu’avant. » Sauf que le paradoxe, nous, on le comprend parfaitement. Lorsque l’on écoute cet album, et c’est encore plus vrai de friZZante!!, on entend la différence. Ou plutôt justement : on ne l’entend pas. C’est là toute la subtilité de la chose. Bien entendu on connaît certains titres (les "Putting on the Ritz" et autres "It’s a Good Day"), mais les coutures sont invisibles et les compositions dites « personnelles » de Matthieu s’insèrent à la perfection dans un répertoire pourtant composé d’immenses standards. « C’est le test suprême (rires). Pour aller plus haut faut que tes compos à toi supportent la comparaison. » Et voilà bien la difficulté – l’ambiguïté même – du statut de créateur, du moins de nos jours et après quelques siècles de musiques. Réussir à trouver l’équilibre délicat entre humilité (je sais bien que je ne suis pas Gershwin) et confrontation à ses maîtres (si je veux avoir une chance de produire quelque chose de passionnant, je dois oublier au moins le temps de l’écriture que je ne suis pas Gershwin). Un message qui a vite fait de passer de travers – pour un peu qu’on le présente maladroitement on passe vite pour un arrogant qui-se-prend-pour. « Bien entendu il n’est pas question de se comparer à Gershwin… mais en même temps il ne faut pas avoir peur d’essayer de s’en rapprocher le plus possible. »

sometimes

Reste la manière de sélectionner tous ces morceaux. Certaines reprises de friZZante!!, sur le papier, sont carrément risquées. On pense notamment à "Dream a Little Dream of a Me". Si les autres sont des standards, celui-ci pourrait prétendre au titre de supra-classique tant il a été remanié et interprété par… tout le monde ou presque, de Dean Martin à Ella Fitzgerald en passant Nat King Cole et mille autres poids-plume du genre. « En fait les chansons ce sont des déclics. Y a des moments on se retrouve soi-même transporté par ce qu’on vient de trouver, et c’est ça qui te nourrit jusqu’à la fin de l’écriture. Les standards c’est ça : on entend une mélodie, on regarde le texte… et ça vient ou pas. Par exemple "Dream a Litte Dream of Me" je pense avoir simplifié la grille à un certain moment, j’ai trouvé une montée à la main gauche qui faisait un peu Paul McCartney… enfin : il l’a lui-même pompée dans le jazz traditionnel, ce qui est complètement normal d’ailleurs. Je pense que parmi les plus grands faiseurs de chansons pop il y a Gershwin, Berlin… » Et Paul McCartney, bien sûr.

La discussion dévie encore, et l’auteur de ces lignes de couper à regret quelques passages mémorables, une réflexion d’une rare lucidité sur l’industrie de la musique (« Y a quand même pas beaucoup de place pour la diversité » – tout est dit), une analyse brillamment vacharde du "Cry Me a River de Bublé" (« C’est Star Wars, son truc ! ») et quelques méchancetés sur la variétoche (« Une fois que t’as dit Barbelivien, tu peux plus avancer »). En filigranes, la question de la place de Matthieu Boré sur la scène française se pose, par la bande inévitablement – pour la simple et bonne raison qu’il est à peu près seul sur son créneau. « Pour chanter en anglais je me suis toujours fait casser, en France : « faut pas, gnagnaga »… et là depuis quelques années ça a rebasculé, d’un seul coup on dit : « Matthieu Boré, c’est le seul mec qui sait faire ça en France »… très bien. Mais pour moi à partir du moment où on a décidé de chanter anglais, allons-y vraiment, allons nous colleter aux Anglo-saxons, quitte à se prendre des baffes. On est quand même un pays qui à la fois se croit unique et refuse de se confronter aux autres… on a commencé dans les années soixante à traduire tous les standards en les appauvrissant, c’était abominable… après on a eu des Goldman et des Barbelivien qui ont lavé le cerveau des français, à force de matraquage, à écrire pour tout le monde de la sous-musique américaine. On est quand même loin de l’Art, du Beau, de la Création… » Un silence, puis : «  Cela dit il ne faut pas croire qu’à mon niveau tout le monde ne se soucie que de l’art. » Il n’en dira pas plus, mais ce n’était sans doute pas nécessaire. C’est déjà beaucoup plus que n’en auraient dit bien d’autres à sa place, indépendants autoproclamés se complaisant pourtant volontiers dans une langue de bois digne des meilleurs joueurs de foot.

Mine de rien, Matthieu Boré est peut-être l’artiste le plus lucide et intéressant qu’on ait eu l’occasion de rencontrer ces dernières années. Charmant sans éprouver le besoin de se perdre en frivolités, pertinent et d’une rare franchise – y compris s’agissant de prendre du recul sur lui-même. Pour un peu, on aurait presque envie de prendre l’avion pour le soutenir cet été, lorsqu’il se prendra joyeusement des baffes au Festival de Montréal, ce qui semble le ravir (« Pas que je préfère les Canadiens aux Français, mais ils sont tout près des USA… quand ces gens-là te disent : « c’est pas mal, pour un Français », c’est quand même un sacré compliment »). N’ayant malheureusement pas les moyens de couvrir les festivals internationaux (et c’est dommage), on se contentera du coup d’aller l’applaudir le 27 au New Morning, ce qui est ma foi un bon début. Et de vous recommander, cela va sans dire, le très bon friZZante!!.


Dernier album : friZZante!! (Bonsaï Music, 2009)



1. Quel est le pourcentage de chances que je vous fasse avaler que c’était voulu ?
2. En fait le jazz – du moins sous cette appellation – remonte au tout début des années 10… ce qui fait tout de même beaucoup plus vieux que les années 40.
3. Fats Domino’s True Spirit, premier album de M. Boré, paru en 2001.