vendredi 5 mars 2010

Percival Everett - Black Letter Days

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Les premières pages sont abruptes. Fêlées, épileptiques. Donc brutales - comme si le livre nous tombait carrément sur la tête. Le lecteur égaré pourrait même croire, de prime abord, qu'il est encore face à un des ces bouquins innommables la jouant conceptuelle afin de masquer leur absence de propos et de jugeote. Bien entendu il n'en est rien : les lecteurs de Percival Everett savent tous qu'il est avant tout un incroyable romancier, capable mieux qu'aucun autre de se fondre dans ses personnages (*) ou son propos, de construire (ou en l'occurrence de déconstruire) des architectures narratives à la fois solides et flexibles, parfois légères c'est vrai - mais toujours dans le but très précis de raconter.

Si The Water Cure impressionne dans un premier temps, il n'en raconte donc pas moins une histoire simple, limpide et effarante. Celle d'un père ordinaire, intellectuel brillant et raffiné, ravagé par le viol et l'assassinat de sa petite fille et prêt à tout pour satisfaire son irrépressible besoin de vengeance. Y compris à kidnapper un pauvre type et à l'enfermer dans sa cave pour lui faire subir le supplice favori des tortionnaires de Guantanamo (une water cure consistant en gros à innonder la victime couverte d'une bâche de véritables torrents de flotte... torture d'autant plus horrible que si mort il doit y avoir, elle est très très lente à arriver, et que le supplice laisse une place prédominante à la terreur et à la folie qu'elle provoque). La culpabilité du pauvre gars ? Peu importe. C'est secondaire. Que peut le doute face au désespoir et à la haine ?

L'allégorie de la Guerre d'Irak n'est pas très subtile, et n'a pas pour but de l'être (elle est même presque carrément énnoncée à un moment). Everett le sniper, depuis toujours hanté par la violence sourde et hypocrite de la société américaine, cherche moins la démonstration que le coup de latte. C'est ce qui rend son travail si formidable ; c'est ce qui peut aussi déstabiliser certains lecteurs (et ne doutons pas qu'entre les digressions métaphysico-sociopathes - qui le rapprochent des premiers livres de l'écrivain, le langage imaginaire - je n'ai pas lu la version française mais j'ai été pris de pitié pour le traducteur - et l'extrême dureté de certains passages, The Water Cure en étouffera plus d'un). Extrême, le récit s'éclate un peu plus à chaque page, de plus en plus tortueux (c'est le cas de le dire) et parfois à la limite du supportable. Erasure montrait un type sombrant progressivement dans la folie, dont l'identité se décomposait au fil des pages ; The Water Cure en constitue en quelque sorte la suite, puisque l'on y capte le narrateur une fois que son esprit est d'ores et déjà sérieusement allumé. Et si finesse il y a dans le texte, elle est plus dans son talent pour l'ellipse et dans le choix des digressions. En choisissant pour personnage central un érudit dissertant dans sa folie sur les philosophes grecs et les mathématiques, l'auteur refuse la facilité qui aurait consisté à prendre pour cible un des ces énièmes connards white-trash dont il a tant aimé se payer la tronche par le passé. S'il y a des séquences burlesques dans The Water Cure, on rit d'ailleurs bien peu au long de ce texte exceptionnel venant couronner une œuvre puissante et plus exigeante que jamais. On est plutôt pris d'horreur, suffoqué tant par les faits que la manière dont ils sont racontés : intolérables.

Autrement dit : grandioses.


The Water Cure [Le Supplice de l'eau], de Percival Everett (2007)





(*) C'est d'ailleurs l'une des thématiques de la pièce maîtresse de son œuvre, Erasure .
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22 commentaires:

  1. Excellent roman et excellent article. C'est vrai qu'on a du mal à en sortir. Heureusement il est court...!

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  2. Acheté mais pas encore lu. Autant te dire qu'après un tel billet, ce n'est pas l'envie qui me manque.

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  3. Je ne sais pas si ce livre est si exceptionnel. J'aurais espéré, je crois, un peu plus de finesse. Or, la finesse, ce n'est pas la plus grande qualité de Percival Everett. Je trouve qu'il se laisse parfois aller à un peu trop de facilité.
    Il n'affine pas assez son trait, ne fouille pas assez ses personnages, a tendance à croire, malencontreusement, que la fin justifie à ce point les moyens, qu'il faille user du napalm quand une arme de point ferait bien l'affaire.

    Impression toute personnelle, bien sûr.

    BBB.

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  4. Voilà qui me paraît très intéressant, je ne connaissais pas ce monsieur Everett. Merci Thomas.

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  5. Je ne connais pas non plus mais cela me tente beaucoup.

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  6. Ah ben tiens... je vais me poser en contradicteur, cette fois-ci...

    Lu et chroniqué il y a 2 mois (l'article est en liste d'attente...), et je n'ai pas vraiment été emballé...

    SysT

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  7. Ben tiens, c'est bien parce que c'est le GOLB! Je vous mets ma chro (en exclu ;-)) ici bas :

    Le supplice de l'eau est une méthode de torture que l'on pratique depuis le Moyen-Age et qui était à la mode durant la guerre d'Algérie et celle du Vietnam. Moyennant quelques subtilités géographiques, elle consiste à ligoter la victime sur une planche inclinée, la tête se situant plus bas que les jambes, à lui mettre un baillon dans la bouche et lui verser de l'eau, ceci provoquant comme on l'imagine la sensation d'asphyxie et une impression de mort imminente. A ne pas confondre avec le supplice de la goutte d'eau – nettement moins vigoureux – qui aurait été utilisé par les Chinois depuis des temps immémoriaux.

    Percival Everett est un écrivain américain né en 1956. Diplômé en philosophie, il enseigne l'anglais dans une université californienne et a rédigé une quinzaine de romans, dont Le Supplice de l'Eau, traduit en français et paru en novembre 2009 chez Actes Sud. Il s'agit de l'histoire curieuse d'Ismail Kidder, un romancier à l'eau de rose séparé et père d'une petite fille de 11 ans. Cette dernière est portée disparue dans des circonstances peu claires et après quelques jours de recherches tombe le couperet : Lane est retrouvée morte. Kidder va mettre la main sur un individu qu'il considère comme le ravisseur et meurtrier de son enfant, l'enfermer dans sa cave et lui faire subir les pires atrocités. Cette brève description induit plusieurs précisions : Everett ne s'attarde pas spécialement sur les méthodes de torture, il s'agit davantage de fulgurances disparates entrecoupées par les réflexions incessantes de son personnage, un homme particulièrement versé dans la philosophie antique et qui va nous déblatérer les théories d'Aristote, Zénon d'Elée et leurs collègues de la pensée grecque, notamment. Par ailleurs, il prend un malin plaisir à jouer avec les mots au moyen de pataquès et autres jeux de mots, en fervent adepte de Wittgenstein (et Perec?). Il s'agit d'une façon comme une autre d'illustrer la perte de réalité de cet homme, mais on sent avec trop d'insistance qu'Everett est diplômé en littérature et en philo, le défaut de ce genre d'individus étant qu'ils ont parfois tendance à s'éterniser dans des concepts qu'ils sont les seuls à trouver passionnants. Je veux dire : la notion d'identité et de justice, qui sont des thèmes majeurs dans l'oeuvre d'Everett, réclament certainement un traitement rigoureux et poussé, car ils représentent les fondements de notre société, et Percival Everett s'y est beaucoup intéressé, à raison. Cependant, revenir sans cesse sur ces concepts de façon rébarbative provoque parfois chez le lecteur une certaine exaspération.

    De même, il semblerait que l'auteur ait voulu créer un parallèle entre cet individu qui souffre et qui souhaite se faire justice lui-même (quitte à enlever et torturer une autre personne que celui qui a effectivement tué sa fille) et les gouvernements dont l'utilisation de la torture est répandue. En cela, Everett pointe courageusement le doigt sur l'administration Bush et les maltraitances commises à Guantanamo et Abou Ghraib. Cependant, l'harangue frontale destinée aux pontes du gouvernement US laisse songeur, venant de la part d'un lettré comme le prolifique auteur originaire de Géorgie – même s'il parle au nom de son personnage. En deux mots, Le Supplice de l'Eau m'a interpellé par son sujet qui est traité avec lucidité, mais dont la forme m'a par moments décontenancé, dans le mauvais sens du terme.

    Percival Everett – Le Supplice de l'Eau
    disponible en français aux Editions Actes Sud

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  8. Moi qui me plaignais de ne pas avoir assez de com sur les articles litté... voilà que j'ai carrément des critiques exclusives ! :-)

    SysT >>> je n'ai pas vraiment compris ce passage : "Cependant, l'harangue frontale destinée aux pontes du gouvernement US laisse songeur, venant de la part d'un lettré comme le prolifique auteur originaire de Géorgie". En quoi ça laisse songeur ?

    NLR & Pauline >>> vous ne serez pas déçu (Sys vous dirait le contraire j'imagine ^^)

    BBB. >>> c'est assez sévère, mais difficile de nier qu'il y a du vrai dans ce que vous dites. Je m'étais déjà fait la réflexion à la lecture d'American Desert, très bon mais extrêmement "grossier" en terme de trait...

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  9. C'est son caractère frontal justement qui laisse songeur... mais je vais préciser ma pensée en modifiant la phrase ;-)

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  10. "Moi qui me plaignais de ne pas avoir assez de com sur les articles litté"

    Tant que tu continueras à causer de bouquins écrits tout petit sans image, ne t'étonnes pas.

    Au fait, tu ne m'avais pas dit que le prochain devait en être un ? (je pensais que tu allais chroniquer le Blast #1 de Larcenet)

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  11. SysT >>> c'est mieux comme ça.

    Christophe >>> j'avais dit "le prochain" ? Ca m'étonnerait un peu ;-)

    J'ai pas acheté Blast#1... c'est chiant les livres, on peut pas les télécharger illégalement :-D

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  12. B'en c'est difficile de retrouver la source de ta promesse d'un livre illustré que allais prochainement commenter, vu que les comms ont disparu... ^^

    Si tu veux télécharger de très bons livres gratos, tu n'as qu'à aller chez l'excelllllent Brendan King qui a fait un magnifique boulot en créant les ebooks en pdf de quasiment tout l'Œuvre de Huysmans (huysmans.org)

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  13. Oui enfin... tous les commentaires sont loin d'avoir disparu, seulement quelques uns...

    Je connais cet excellent site, un des meilleurs qui soit sur la littérature ! Ayant travaillé longtemps sur Huysmans, c'était inévitable. De même qu'il était inévitable que je possède déjà toute son oeuvre. Néanmoins tu as raison d'en parler et il faut préciser qu'on y trouve gratuitement beaucoup de textes très rares en magasins...

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  14. Ah ui ? Tu as bossé sur Huysmans ? Mais sais-tu que j'ai quasiment tout lu et relu (et collectionnu...) sur JKH ?
    Près de mon lit, les seuls bouquins de ma piaule (pas la couche de 30 cm d'épaisseur sur 3 m qui fait office de descente de lit, non, les ceusses qui sont rangés dans des boîtes de vin faisant office de bibliothèque) sont signés Huysmans (un bon mètre linéaire) ou sont obsédés par différents aspects de l'œuvre huysmansienne (un autre mètre, y en a un peu plus, j'vous le met quand même ?).

    Pas plus tard qu'hier soir, je me tapais Les mystères de Paris, 4 petits textes parus dans le Gaulois et récemment édités par Barascud.

    Dingue ça nos goûts communs : Pop Will Eat Itself, Nine Inch Nails, Joris-Karl Huysmans, que des trucs difficiles à prononcer, même sans schamallows dans le gosier.
    Comment se fait-il alors que tu puisse apprécier des merdes comme Syd Matters ?

    J'en reviens pas.

    Dingue !

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  15. Les Mystères de Paris ! ces textes légendaires...

    Je ne les ai pas encore lus - je ne savais même pas qu'ils étaient enfin (ré)édités - mais cela ne saurait tarder.

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  16. Chez Manucius à Houilles (pas loin de chez toi, 9 rue Molière) et c'est sorti en octobre 2009. 10 € et comme d'hab un très bon travail de Barascud, le poulain de Grojnowski (enfin j'ai l'impression) :
    - une présentation aux petits oignons
    - en annexe une analyse comparative sur la réutilisation d'un des textes des mystères dans En ménage (les deux textes en colonnes avec regards comparatifs).
    J'en avais déjà lu des versions un peu différentes parfois dans des éditions sur Paris (la somme "À Paris" de Locmant chez Bartillat, les "Croquis de Paris" (il y a une dizaine d'années un recueil) et bien entendu les historiques "Croquis parisiens" regroupés par H et qui en reprenaient un).

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  17. Les Croquis parisiens sont vraiment un de mes textes favoris, en plus... j'ai hâte, d'ailleurs je viens de commander le truc et hop ! :-)

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  18. Je suis un graçon très étrange : je cherche au maximum à ne pas savoir ce qui sors de ou sur JKH. C'est la surprise lors de mes pérégrinations chez les libraires (en fait, dès que je rentre chez un libraire, même si j'y suis venu la veille, je consulte la littérature française juste après Hugo).

    donc, la commande par internet est de ces choses que je réserve à Macway, aux éditions des Beastie Boys et aprfois de Constellation

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  19. Un peu pareil... sauf pour Macway bien sûr, mais n'y revenons pas ! :-)

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  20. Certes, n'y revenons pas. Ceci dit, l'iPad pour lire les ebooks de brendan king...

    Bon ok, j'arrête.

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  21. Ma chro du livre (enfin) en ligne :

    http://www.gueusif.com/article-p-everett-le-supplice-de-l-eau-ed-actes-sud-52951679.html

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  22. Je pensais que c'était fait depuis longtemps :-)

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