vendredi 5 juin 2009

Isabelle Jarry - Certains Micro-organismes Sont des Ennemis

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Dans les années quatre-vint-dix, un genre eut un succès considérable au point d'infester tous les types d'œuvres bien au-delà du ghetto dans lequel tout genre est habituellement circonscrit : la hard-science (ou hard S-F), consistant littéralement à limiter la SF ou l'anticipation à des évolutions scientifiques plausibles, basées sur des découvertes réelles. Point de voitures volantes (cliché le plus répandu à propos de la SF... alors même qu'on trouve très peu d'ouvrages y faisant références) ni de sabres lasers, mais des mutations génétiques, des variations sur la théorie M ou des réflexions très poussées sur le climat (car les années 90 sont aussi, bien sûr, l'époque de la prise de conscience écologique à grande échelle). Aux Martiens, les auteurs de séries télévisées, de films ou de romans préféraient les univers parallèles (c'est l'explosion de la série Sliders et de ses nombreux ersatz), et lorsque les martiens revenaient, c'était dans un univers particulièrement crédible et marqué par le quotidien (je pense bien entendu à The X-Files, qui ne fut pas pour rien la série la plus populaire des années quatre-vingt-dix, et qui contrairement à une idée reçue stupide relève bien plus souvent de la hard SF que du paranormal traditionnel). Vraiment, le (sous) genre ébauché des les années cinquante (Arthur C. Clarke en fut l'un des précurseurs, c'est vous dire si ça ne nous rajeunit pas) a littéralement proliféré dans les années quatre-vingt-dix, jusqu'à toucher bien au-delà des frontières de la SF : pour prendre des exemples qui parleront à la plupart, L'Île du Jour d'Avant d'Umberto Eco ou Les Particules élementaires de Michel Houellebecq sont, par bien des aspects, rattachables à la hard-science.

Or depuis quelques années, difficile de ne pas noter un retour du genre au premier plan. Avec un succès relatif, l'exercice étant un des plus périlleux qui soient : il faut en effet parvenir à faire cadrer les exigences de crédibilité scientifique avec les exigences d'une narration traditionnelle, les récentes incartades de Somoza (pour la littérature) ou de J.J. Abrams (pour la télévision) ayant chacune rapidement fini par sacrifier les premières pour respecter les secondes.


Si on ne la savait pas pourvue d'une palette d'une remarquable richesse, on pourrait légitimement se demander ce qu'Isabelle Jarry est venue faire dans cette galère. C'est un fait : hard-sience et grand style font rarement bon ménage, et bien qu'elle fût botaniste on associait plus naturellement Jarry au second plutôt qu'à la première. L'erreur n'est pas grossière, elle n'en est pas moins manifeste : en deux-cents pages chrono, l'auteure de J'ai nom sans bruit vient de signer l'un des plus beaux passages d'un auteur de littérature dite "généraliste" au roman de genre. Sans doute parce que, justement, elle n'essaie à aucun moment de faire genre. Ne s'encombre pas du poids de six décennies de roman d'anticipation, pour se focaliser sur l'essentiel : une intrigue compacte, extrêmement rythmée, épurée, saupoudrée juste ce qu'il faut de second degré pour qu'on ne la croit pas partie dans un quelconque trip d'acide. Il est d'ailleurs amusant de noter qu'en s'attaquant à l'un des (sous) genres les plus complexes et farfelus qui soient, Isabelle Jarry vient sans doute de livrer son roman le plus fluide et accessible, loin des constructions sophistiquées qu'on lui connaissait... et ce sans rien perdre, bien sûr, du raffinement de son écriture.

Ingrédients sélectionnés pour réussir son cocktail :

- un micro-organisme génétiquement modifié proliférant au sein d'un bâtiment plein de scientifiques très sérieux passant leurs journées à se quereller sur des sujets laissant coi le commun des mortels (mais attention : comme on n'est pas dans Fringe, inutile de planquer les enfants : le micro-organisme ne va pas se transformer en monstre et bouffer les scientifiques, même s'ils le mériteraient).

- un narrateur-personnage aussi candide que sympathique, aussi plein de bonnes intentions que d'humour, qui évite tout mal de crâne au lecteur réfractaire aux sciences dures (sciences dures, hard-science... j'en vois un au fond qui vient de comprendre).

- une romance avec une collègue beaucoup trop belle pour lui, comme dans tout bon épisode de série télé qui se respecte (mais en moins pathos quand même, n'exagérons rien, nous sommes dans un livre d'Isabelle Jarry).

- une écriture vive, inventive, pleine de bons mots et de mauvaises pensées.

Vous noterez que là, on a la définition parfaite du grand roman populaire (le micro-organisme génétiquement modifié en plus, c'est la couleur locale). Car oui, on peut donc écrire un grand roman populaire en se basant sur une science de pointe à laquelle, par définition, le grand public n'entrave rien (et pas que le grand public, d'ailleurs). Dans un monde merveilleux, Contre mes seuls ennemis (même le titre est excellent) se vendrait par palettes entières, contraignant Isabelle Jarry à demander à J.K Rowling des conseils en gestion de portefeuilles (pour les conseils littéraires ça ira bien, merci). Notre monde étant loin d'être merveilleux, il est plus que probable que cet article soit le seul dans toute la blogosphère. On ne jugera personne, hein. Tout le monde a le droit s'il le veut de passer à côté d'une des œuvres majeures de la littérature contemporaine. On n'est pas obligé de lire des écrivains virtuoses, à l'aise dans tous les styles ; il n'est interdit par aucune loi de préférer lire des auteurs moyens, voire mauvais. Néanmoins, la surmédiatisation d'une poignée de médiocres au détriment d'une auteure aussi exceptionnelle (et de quelques autres, en fait) aboutira un jour au l'autre à des choses improbables, comme d'étudier dans les facs des auteurs devenus classiques qu'aucuns de leurs contemporains n'aura lu. Certains sans doute y verront alors comme un genre de preuve irréfutable que décidément, les intellectuels et le grand public n'ont rien à se dire. Ce ne sera pourtant que l'enterrement définitif de l'art au profit du marketing. On me demandait récemment ce qui me motivait pour me lever le matin. Voici la réponse : l'idée que, peut-être, j'arriverai à convaincre cinq personnes de s'intéresser à des oeuvres aussi exigeantes que celle-ci plutôt qu'à la dernière cochonnerie à la mode. Champagne pour tous dans vingt commentaires.


👍👍 Contre mes seuls ennemis 
Isabelle Jarry | Stock, 2009

29 commentaires:

  1. Eh bien, je fais partie des personnes convaincues par ton billet, tellement convaincue même que je n'attendrai sans doute pas sa sortie en poche. J'espère que tu es content !

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  2. Moi aussi (non, je fais juste grimper les commentaires pour avoir le champagne) (non mais si, en fait, je suis convaincue hein)

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  3. "d'étudier dans les facs des auteurs devenus classiques qu'aucuns de leurs contemporains n'aura lu"
    à moins qu'à l'inverse, on étudie dans les facs des auteurs devenus classiques parce que tout leurs contemporains les ont lu, ce qui serait pire...

    et hop, un pas de plus vers le champagne!!

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  4. Tu sais bien que tu me convaincs (presque) toujours...
    Euh, j'ai le droit de laisser encore 15 comm'?

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  5. En ce qui me concerne, voilà longtemps que je fais attention aux livres de cette auteur, vous pourrez donc me compter une coupe. D'avance, merci.

    BBB.

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  6. Félicitations à tous pour vos efforts... mais on est encore loin du champ' ;-)

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  7. J'ai noté l'auteur et le titre, je demande à ma bibliothèque de le commander, et comme il y a des curieux de par chez nous, on sera plusieurs à la découvrir... Cheers (ou presque :D)

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  8. C'est mort, là, pour le champagne ? :)

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  9. Disons que c'est relativement mal barré :-)

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  10. Une fois de plus "d'autres" boiront du champagne pendant que l'auteur restera au Champomy...

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  11. Oui mais bon, que voulez-vous ?! Comme on dit au P.S. : entre Roland-Garros et le soleil, les commentateurs avaient autre chose à faire ce week-end :-D

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  12. En tout cas moi, si ça vous intéresse je l'ai acheté suite à la lecture de cette critique. Je crois que quand même, Mélanie et moi on mériterait bien une demi-coupe non ? :)

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  13. Et pourquoi pas une médaille, pendant qu'on y est ? :-) L'as-tu lu et apprécié, au moins ?

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  14. bah moi aussi je suis convaincue :-D étonnant non ? même sans champ' tant pis... Bon en même temps, j'aime assez la hard science (sauf Arthur C Clarke que j'apprécie très moyennement merci) bon normaklement je n'ai pas le droit d'acheter des livres (auto interdiction ça s'appelle ou régime sans livre!) mais je vais me débrouiller :-D

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  15. Je ne suis pas fana de Clarke non plus (en fait je trouve qu'il a un imaginaire intéressant, mais une plume très moyenne).

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  16. Non, je n'ai pas encore commencé.

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  17. Ca y est ! J'ai commencé !

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  18. Et hop ! Champagne !!

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  19. Non, il n'y a pas triche. Surtout que j'ai fini et que c'était TRES BIEN. Merde alors.

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  20. La morale de cette histoire ? Quand tu veux du champagne, achète-le plutôt que de payer de ta personne pour qu'on t'en offre... :-)

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  21. Votre commentaire enflammée et quelques raisons personnelles m'ont poussé à lire le livre d'I. Jarry. Eh bien, je suis profondément déçue. l'intrigue est cousue de fil blanc, l'anticipation bégayante, le style (et là, je vous rejoins) digne d'une série télé. Cela mérite tout de même du champagne?
    Carine

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  22. En dehors du fait qu'il est des séries dont le niveau ferait pâlir beaucoup de pseudos écrivains, je n'ai jamais dit que le style de ce roman approchait de près ou de loin celui d'une série télé (réflexion qui n'aurait d'ailleurs aucun début de commencement de sens). Celui d'Isabelle Jarry, tout en images, phrases à double-sens (et je ne parlerai pas des acronymes) me semble tout à fait remarquable (il faudrait peut-être qu'on s'entende sur la définition du style, après ;-). Il y a ici une manière d'aborder le rythme et un goût pour l'ellipse qui me semblent tout à fait personnelles et tout à fait intéressantes...

    Oserais-je vous demander en quoi l'anticipation est "bégayante" ? Car j'imagine que pour dire cela, vous êtes vous-mêmes très pointue en matière de botanique (j'avoue que ce n'est pas mon cas) ?

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  23. Moi j'ai trouvé ça très bien écrit, il n'y a pas de doute l'auteur a un style imagé qui fait mouche à tous les coups et le ton du livre, pince-sans-rire, m'a vraiment séduit. Après c'est sûr que l'intrigue est cousue de fil blanc mais on s'en tape un peu, de l'intrigue. C'est un élément parmi d'autres.

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  24. Je suis parfaitement d'accord... mais ce n'est pas une excuse pour me piquer mes italiques ! ;-)

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