mardi 5 mai 2009

D'autres vies que la mienne - Au-delà du Réel

...
Avant même d'ouvrir le dernier livre d'Emmanuel Carrère, deux choses frappent.

La première séduit : c'est ce titre mystérieux, séduisant, qui dit tout du texte avant même qu'on en ait lu la moindre ligne. D'autres vies que la mienne, comme un écho à ce Roman russe, précédent ouvrage autocentré et (il faut bien le reconnaître) un peu auto-satisfait qui en avait troublé plus d'un à l'époque.

La seconde irrite : ce quatrième de couverture conclu par les mots les plus énervants qui soient, qui ne disent rien du texte et sonnent comme une accroche publicitaire pour supermarchés. "Tout y est vrai", comme si ç'avait la moindre importance pour le lecteur que le roman soit vrai ou faux, comme si les notions de vrai et de faux avaient le moindre sens en littérature ("Madame Bovary c'est moi" disait l'autre, mais alors : c'est vrai ou c'est faux ? Réponse évidente : on s'en fout).

Le premier élément invite à s'abandonner au texte ; le second à s'en méfier. Il ne s'agit pourtant pas d'un paradoxe. Mais bien de deux balises qui, mises bout à bout et une fois le livre refermé, le résument effectivement à merveille.

Avec l'habileté qui le caractérise depuis ses touts débuts, Emmanuel Carrère croise les histoires, les personnages et les deuils, s'attachant particulièrement à la disparition de Juliette, la sœur de sa compagne, jeune mère emportée par un cancer. Le résultat pourrait ployer sous le pathos ; il croule surtout sous l'humanité. Et se révèle être une merveille de littérature intimiste, typiquement carrèrienne - dans la droite ligne des deux derniers romans de l'auteur. Aussi pourrait-on tout aussi bien appliquer à D'autres vies que la mienne la réflexion que j'avais appliquée il y a un an et demi à Un roman russe :

"Il est important de se souvenir de [L'Adversaire] au moment d’entamer la lecture d’Un roman russe, car c’est tout simplement le même. Pas sur le fond, évidemment, mais en pratique Emmanuel Carrère applique tout bêtement à lui-même le même travail de recherche documentaire qu’il appliqua autrefois à Romand."

Et en effet : ce nouvel opus creuse toujours plus profondément le sillon tracé par L'Adversaire il y a presque dix ans - et le "Tout y est vrai" introductif de résonner comme une obsession littéraire à part entière. Se pourrait-il qu'en passant des années à enquêter sur Jean-Claude Romand, soit donc sur un genre de degré absolu de la fiction, un stade où celle-ci pénètre et absorbe presque entièrement la réalité... Carrère en soit ressorti ébranlé dans sa position d'écrivain (autant dire de baratineur en chef) au point de se lancer par la suite dans la quête effrénée (et perdue d'avance) d'un genre de vérité littéraire objective ? C'est l'impression que l'on a en refermant le très beau livre qu'est D'autres vies que la mienne. Celle d'un auteur hanté au moins autant par un besoin de faire cadrer son exigence de vérité avec les exigences littéraires que par son sujet en lui-même.

Au risque d'y perdre le lecteur. Car à trop insister, avec une humilité sans doute sincère, sur la véracité des faits, Emmanuel Carrère perd de vue les véritables qualités de son livre. Oui, D'autres vies que la mienne est un très, très bel ouvrage. Sauf qu'il ne l'est pas tant par son aspect "documentaire" que grâce à la virtuosité d'un auteur maniant l'ellipse comme d'autres le fleuret. Oui, c'est un texte particulièrement poignant, mais ce n'est pas parce que les personnages existent en chair et en os quelque part et qu'il leur est dédié (*) - c'est juste parce que l'auteur écrit superbement bien. Sans doute fait-il preuve d'une incroyable pudeur (comme on l'a déjà mille fois écrit, comme si c'était l'essentiel), oui, bien sûr. Mais il n'empêche qu'il a su métamorphoser ces personn(ag)es et faits réels en rouages crédibles de sa mécanique littéraire et que c'est précisément pour ça que son livre est si touchant. Et ainsi de suite. Quelque part, pour rendre réellement hommage aussi bien à la littérature qu'au talent d'Emmanuel Carrère, il faudrait pouvoir dire : moi, je m'en fous que Juliette soit morte et que ses enfants grandissent sans leur mère. Et là, on aurait la preuve s'il en était besoin que l'art de Carrère transcende le réel plutôt que de le restituer.


👍👍 D'autres vies que la mienne 
Emmanuel Carrère | P.O.L, 2009


(*) Ou alors tous les livres sont poignants, car ils sont tous bel et bien dédiés à quelqu'un...

27 commentaires:

  1. Excellente analyse d'un livre qui, personnellement, m'a énormément ennuyé. Ce qui ne m'empêche pas d'être d'accord avec vous, globalement (paradoxal ?)

    BBB.

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  2. Il y a je crois une erreur sur ton lien "Roman russe" : il mène à "The book of Dave" et autres, mais pas à Carrère...

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  3. De lui je n'ai lu que "Un roman russe" et je pense que je n'en lirai pas d'autres malgré la somme d'éloges entendus sur ce bonhomme. Ce bouquin m'a rendu dingue, autocentré et autosatisafit ne sont pas les bons mots, ils sont trop faible, il faudrait en inventer un rien que pour lui ("emmanuelcarrérisé"?). Et pourtant j'étais séduite par le départ et l'idée de base mais à la seconde moitié du roman cela devient du "emmanuelcarrérisé"...Il est l'homme le plus merveilleux, compréhensif, doué, bon amant du moooonde (hum et il faudrait le croire?)... Donc ce livre (et ta critique) me donne envie mais pas l'auteur :s

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  4. Ennuyé, oui. Comme quand on fait quelque chose sans passion, qu'on baille un peu. Vous situez ?

    ;)

    BBB.

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  5. Ingannmic >>> merci de me l'avoir signalé !

    Sandrine >>> on ne peut pas vraiment dire qu'Un Roman russe soit représentatif des travaux de Carrère dans leur ensemble...

    BBB. >>> ah ! super ! merci pour cette définition d'un mot que je découvre aujourd'hui, stupéfait. Ca s'utilise souvent ? Dans quel contexte ?

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  6. Bon alors peut-être que je le relirai mais il n'est vraiment pas une priorité :/

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  7. J'ai lu "L'adversaire" en seconde par hasard, que j'ai beaucoup aimé, mais j'avais eu beaucoup plus de mal avec "La moustache", que je n'ai même pas lu en entier. Depuis, j'ai complètement délaissé cet auteur. "Un roman russe" ne m'attire pas (plus), malgré les bons éloges, mais je verrais bien celui-ci par curiosité. J'aime beaucoup ton dernier paragraphe.

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  8. http://jeanmarcmorandini.tele7.fr/article-26197-frederic-beigbeder-va-bientot-se-mettre-a-nu-dans-un-livre.html

    Avec un titre pareil, tu crois qu'il essaie de rattraper Emmanuel Carrère sur son précédent livre? Déjà que Au secours pardon faisait pâle figure à côté d'Un roman russe... (pardon je suis presque hors-sujet)

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  9. Le pauvre a complètement touché le fond... son come-back a Voici est quand même pathétique et totalement dénué d'intérêt (je ne veux même pas savoir combien il encaisse chaque mois pour écrire ses dix lignes insipides), alors tout nu ou tout habillé, à ce stade ça ne change plus grand-chose...

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  10. Très belle analyse Thomas, qui m'éclaire aussi sur ma lecture (j'ai lu "un roman russe" mais pas encore "l'adversaire" qui je pense en effet a beaucoup ébranlé l'auteur ...on le serait à moins ) J'ai également été très sensible à son regard de scénariste, dans son écriture ainsi que lorsqu'il souligne que tout scénario est souvent bien en deçà de la vie.

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  11. Merci Sandra, on fait ce qu'on peut :)

    J'avoue que le côté "regard de scénariste" c'est quelque chose qui me laisse assez froid (mais c'est sans doute parce que je ne connais rien au job de scénariste)

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  12. Bouche bêe de lire qu'on s'ennuie avec ce livre....
    Ennuyé, je l'étais avec certains passage du "Roman
    Russe". Ici comme vous le dites il y a en effet transcendance émouvante. Je reviendrai sur ce bolg de bonne f(r)acture.

    Golbiquement vôtre

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  13. Nous sommes bien d'accord !

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  14. Je suis en train de le lire et en plein posage de questions.
    C'est beau, ça marche, c'est émouvant, c'est humain, c'est honnête, et ça emmène puisqu'en le lisant on entend moins les bruits autour.
    Mais quand tu dis "l'auteur écrit superbement bien", c'est moitié vrai. Il écrit presque comme il parle. Je te rejoins plutôt sur "baratineur en chef".
    Bref, c'est très mystérieux de lire un truc aussi bien torché sans aucun effet de style.
    Alores je dis ???
    Curieuse alchimie quand même...
    (et je m'éloigne, tel un point d'interrogation luminescent dans la noirceur du soir qui tombe...)

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  15. Pour moi "superbement bien" signifie que l'écriture est en adéquation parfaite avec le propos, pas nécessairement qu'il s'agit d'un grand styliste (si si, la nuance est perceptible... dans ma tête, du moins ^^). D'ailleurs, il y a bien des effets de style dans ce livre... l'effet étant : pas d'effet. Je soupçonne Carrère d'avoir, dans un élan masochiste tout à fait cohérent avec son exigence de "vérité", fait exprès d'adopter une écriture presque documentaire, ce qui déjà, en soi, est une figure de style (surtout quand on connaît ses livres de l'époque La Classe de neige...)

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  16. Je me suis ennuyée aussi. En plus l’auteur m’énerve pas mal. Pour quelqu’un qui écrit sur "d’autres vies que la sienne" il a mis beaucoup trop le mot "je" sur chaque page. En fait on pourrait dire qu'il ne s’agit que de lui dans ce livre.

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  17. Un peu facile comme remarque, et assez injuste - voire complètement fausse. Son "je" est celui du témoin, pas celui de l'acteur, et il n'y a pas une seconde où il raconte SA VIE personnelle dans ce livre.

    J'ajoute qu'aux dernières nouvelles, écrire un livre à la première personne n'est pas un crime ;-)

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  18. Si tu crois qu “il n'y a pas une seconde où il raconte SA VIE personnelle dans ce livre" tu devrais relire le livre.
    J’ai trouvé très beau la première partie sur le tsunami jusqu’au moment où Carrere y mette ses problèmes de couple (il veut quitter sa femme), et un peu plus loin sa jalousie quand sa femme part avec X et il croit qu’elle va être séduite parmi tous ces corps noyés et gonflés.
    Puis il n’arrête de nous vendre ses autres livres et de souligner ses propres opinions (qui sont toujours les seules à êtres justes). Il est là Thomas, et si tu ne l’a pas vu c’est peut-être que tu étais trop touché par l’histoire elle-même. ;)

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  19. Oh non, pas vraiment... j'ai trouvé ce livre plus cérébral qu'émouvant.

    Je comprends un peu mieux ce que tu veux dire ; mais je crois que ce n'est même pas vraiment la marque d'un égocentrisme exacerbé (pas plus que chez un autre, disons)... c'est surtout le piège du concept dans lequel Carrère s'embarque...

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  20. (nb : mon commentaire ne porte pas sur la première patrie du roman, assez ennuyeuse finalement et pas à la hauteur de son sujet - la mort d'un enfant - mais sur la seconde ).
    "l'auteur écrit superbement bien."
    Oui , sans conteste . C'en est même impressionnant . Mais s'il est bien ( très bien même ) écrit, il n'en reste pas moins que ce livre est le livre d'un type pervers qui sous couvert d'empathie pour les autres joue avec son lecteur à un jeu assez malsain . Il n'y a aucune humanité dans ce livre ,un livre qui ne cherche qu'à mettre le lecteur mal à l'aise, en lui rappelant qu'il va mourir, que tout ce qui le rattache à 'lexistence va mourrir et parfois de façon longue et pénible . Carrère est très fort à ce jeu-là. Si fort qu'on lui a même décerné je ne sais quel prix au regard de l'humanité qui se dégage du livre . Il a bien dû se marrer en le recevant ...
    Sinon, il a signé l'adaptation pour la télévision d'un roman . le téléfilm en question est diffusé cette semaine ( sur France 2 je crois ( je n'ai plus le titre en tête , je me rappelle juste que ça parle de cité ).

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  21. Je l'ai lu il y a trop longtemps pour tenir une longue conversation sur le sujet. Mais j'ai toujours trouvé que Carrère était un auteur assez malsain - il a quand même écrire l'Adversaire. Mais même La Moustache ou La Classe de neige sont des textes terriblement malsains par endroits. Je ne sais pas si celui-ci l'est plus que les autres.

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  22. Il l'est . Et c'est d'autant plus malsain que Carrère avance sous couvert d'empathie pour les autres . Et ils sont nombreux à tomber dans le panneau ( enfin, c'est ce que j'en pense ; mais autant je veux bien reconnaître que ma théorie sur Sufjan Stevens peu laisser dubitatif , autant je suis plus que convaincu de ce que 'javance à propos de carrère ).

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  23. Pourtant Sufjan avance aussi sous couvert d'empathie pour le kitsch et les autistes, non ? ;-)

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  24. Le téléfilm, diffusé sur France2 mardi soir, c'est "Fracture" réalisé par Alain Tasma. Carrère a signé le scénario, d'après un roman très sombre de Thierry Jonquet.

    Sinon moi, le roman de Carrère que j'ai trouvé le plus malsain (mais tout de même fascinant) c'est sans conteste "Un Roman russe". Je plains les proches de l'auteur qui se sont reconnus dans le texte... :)

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  25. Ah quand même, vous le trouvez malsain mais vous êtes des habitués, à ce que je vois ;-)

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