jeudi 2 avril 2009

Une madeleine fourrée à la Pearl Jam

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[Article précédemment publié sur Culturofil] Nous étions jeunes, nous portions cheveux longs, jeans déchirés au compas et chemises à carreaux – les plus révoltés d’entre nous arborant à l’occasion un bandana au poignet. Nous étions grunge sans savoir que ça voulait dire crado. La plupart d’entre nous, lorsqu’ils revoient les photos de l’époque, ont un peu honte. Pas grave : nous avons eu notre petite révolution, notre punk personnel. Un truc à nous et rien qu’à nous, un truc global (musique, style vestimentaire, vision du monde…) que nos parents et même nos grands frères ne pouvaient pas trop comprendre. Ça excuse bien des heures de colle à taillader nos jeans bon marché.

Et bien sûr, nous avions nos idoles. Kurt Cobain, Layne Staley, Chris Cornell. Mark Arm et Billy Corgan, dans une moindre mesure. Pas tellement Eddie Vedder. Du moins : pas au début. Pas chez nous. Vu de France, le succès prodigieux de Pearl Jam (douze millions d’exemplaires vendus de son premier album, dont plus de la moitié aux States) a toujours semblé un peu étrange – limite suspect. Un peu à la manière de celui de Springsteen au début des années 80. Très américano-américain, comme phénomène. Pas vraiment exportable. Ça n’a d’ailleurs fait que se confirmer au fil des décennies, une fois la hype passée et le grunge enterré. Pearl Jam a fini par devenir un monument strictement national, provoquant peu de remous en dehors de ses frontières.


Mais ça n’a pas toujours été le cas et en ce printemps 1992 Pearl Jam était une next big thing qui laissait un peu perplexes les gamins que nous étions. A côté de Kurt ou Layne, Eddie semblait tout au plus mignon. Son mal-être était moins latent, quant à sa musique… sa musique était à la fois trop braillarde et trop radiophoniquement correcte pour nous autres. Du rock de stade déguisé en grunge - voilà ce que pensèrent beaucoup de gens (qui sans doute n’avaient jamais assisté à l’une de ces prestations quasi mystiques dont le groupe de Seattle avait le secret). Et puis bien sûr, il y avait Kurt. Le facteur Kurt. Cobain détestait Vedder, personne n’a jamais trop su pourquoi. Avec Pearl Jam il n’eut de cesse sa courte vie durant d’être odieux, méprisant et parfois méprisable, l’accusant d’avoir pris le train en marche, d’être une bande de suiveurs… alors qu’il savait pertinemment que c’était faux. Que Pearl Jam était composé de vétérans de la scène de Seattle, que le précédent groupe de Jeff Ament, Green River, avait été chronologiquement le tout premier groupe grunge. Seulement voilà : à l’époque, point d’Internet pour se rencarder. Dans notre trou perdu on ne recevait même pas la radio. Et les propos de Kurt étaient paroles d’Évangile. Alors longtemps, Pearl Jam, ç’a été « très peu pour nous ». Trop commercial, pas fréquentable. « Eddie Vedder ce héros », c’est venu plus tard. Avec la maturité, ce qui n’a rien d’étonnant : Pearl Jam était bien plus mûr que les autres groupes de Seattle. C’est sans doute pourquoi il a moins marqué que les autres, moins influencé les générations suivantes. A côté de celles de Nirvana ou de Soundgarden, la descendance de Pearl Jam est même assez ridicule (elle n’existe d’ailleurs pas vraiment : beaucoup de chanteurs ont essayé d’imiter la voix unique de Vedder mais musicalement les groupes post-grunge d’aujourd’hui n’ont pas grand-chose à voir).

Ce qui est amusant dans cette anecdote, c’est qu’en réalité Eddie Vedder et Pearl Jam se sont bien moins compromis avec le cirque médiatique que Cobain, ce paradoxe sur pattes capable de cracher sur le succès le matin et de poser à poil avec sa femme dans Hustler l’après-midi. Cobain, Vedder… les deux icônes des années 90 représentaient à leur manière deux versants totalement antagonistes de la « star » telle qu’on l’entendait alors. D’un côté l’idole ne supportant pas son colossal succès ; de l’autre le héros silencieux qui fuyait les caméras. D’une part le Christ grunge qui militait pour une fort démagogique Domination Teenage ; de l’autre le militant qui entamait un bras de fer titanesque avec Ticketmaster et Crazy George, dénonçant avec quinze ans d’avance les dérives qui allaient nous mener à la crise économique que nous traversons aujourd’hui. Malheureusement les gens (et plus spécifiquement les ados, cœurs de cible du grunge) préfèrent bien souvent la forme au fond. Or même pour sa mort, Kurt Cobain a mis les formes. La suite était écrite d’avance : coupable d’être encore en vie, Vedder a vu sa popularité s’effriter dans la seconde moitié de la décennie, et alors que sa musique se faisait de plus en plus aventureuse et intéressante son mal-être passait de plus en plus pour les lamentations d’un poseur.

Presque vingt ans après tout cela semble loin, à commencer par la gloire d’un groupe n’intéressant plus qu’une poignée de fans, fidèles comme le seraient les membres d’une société secrète – quelques millions de personnes seules à savoir que Pearl Jam est le plus grand groupe de sa génération. Un mal pour un bien : quand tous les autres ont disparu après deux, trois disques, Pearl Jam a bâti une œuvre, est devenu dépositaire d’un style immédiatement reconnaissable et a développé une des auras les plus durables et respectables du rock des deux dernières décennies. Sans jamais révolutionner le genre, soit. Sans jamais non plus publier LE disque, celui qui lui aurait permis de s’attirer les faveurs de la presse sérieuse comme avant lui ses amis R.E.M. ou Springsteen. Pearl Jam inspire encore parfois les moqueries, mais plus jamais le mépris condescendant qu’on lui témoignait en 1991. Même les plus mauvaises langues ont dû s’incliner devant l’intégrité de ses membres et l’intelligence de son parcours. C’est qu’après le triomphe de ses trois premiers albums, le groupe aurait pu devenir U2 ou un quelconque dinosaure obèse du rock ; il est au contraire en 2009 l’un des groupes les plus respectés de ses détracteurs, ce qui en dit long sur la sympathie qu’inspire le discret Eddie Vedder. Une carrière à la Neil Young, en somme : pas toujours au top et pas toujours de très bon goût, mais suffisamment digne et authentique pour que personne ne trouve à y redire.


C’est dire si la réédition de Ten, dans son côté grandiose, semblera étonnante aux fans. Qu’ils se rassurent : elle est rien que pour eux. Pearl Jam plus qu’aucun autre a toujours su bichonner son public, jamais avare d’inédits, de cadeaux sur son site… etc. Ces quatre versions différentes (nous n’avons malheureusement pu nous en procurer qu’une seule) sont si gorgées d’inédits, de pépites… qu’on jurerait que les mots « pour toi, fan » sont gravés dessus.

Ten, c’est le premier album. Celui qui a le plus marqué son époque. Et qui, par la force des choses, a été le plus marqué par elle. Aussi. Ça n’a jamais été le meilleur disque du groupe (on préfèrera cent fois Vitaloly (1994) voire Yield (1998), quoique le meilleur soit probablement le Live on Two Legs parut un peu après ce dernier), ça ne s’est pas arrangé avec le temps. Personnellement je ne l’avais plus écouté depuis des lustres, c’est même probablement le seul du groupe dont je puisse dire que je ne l’écoute vraiment jamais. Aussi symboliquement qu’ironiquement l’intro de "Once" (le premier titre), avec son espèce de son de synthé ringard, sonne comme un adieu aux années 80. C’est ce que Pearl Jam (comme Nirvana) a été en 1991 : le premier grand groupe de la décennie naissante. Dont le premier album a indubitablement vieilli, beaucoup plus que les autres. Versus, sorti seulement deux ans après, a bien mieux passé l’épreuve du temps. Ten, lui, on s’en aperçoit rétrospectivement, porte encore par bien des côtés les stigmates des années 80, dans la forme du moins - le fond n’a plus grand-chose à voir. Mais son trio d’hymnes, pour sa part, a plutôt bien résisté : "Alive", "Jeremy" et "Even Flow", malgré les outrages des années, tiennent encore et toujours la corde - quoiqu’on en préfère cent fois les versions live… mais à vrai dire c’était déjà le cas à l’époque. A côté des autres grands classiques de la génération 91, ces Nevermind, Badmotorfinger et autres Every Goodboy Desserves Fudge plus incandescents les uns que les autres, Ten était déjà, à la base, un cran en-dessous. C’est d’ailleurs ce qui rend Pearl Jam si attachant : quand tous les autres n’ont fait que décliner avant de s’effondrer, le groupe de Vedder et Gossard a lentement mûri au fil des années, appris à composer des rock-songs plus efficaces (son point faible aux débuts : le groupe était plus à l’aise dans les mid-tempos et les ballades que dans le rock pur et dur, qu’il a mis longtemps à apprivoiser… au point d’être devenu le seul groupe à avoir été plus agressif à quarante ans qu’à vingt !).

Alors non, Ten n’est pas un chef-d’œuvre. Le groupe en avait-il conscience ? Toujours est-il qu’il a supplié pendant des années Brendan O’Brien, son producteur fétiche de l’époque, de le remixer. Autant le dire : accolée à n’importe quel album l’idée nous aurait paru d’une rare bêtise, quelque part entre l’expérimentation stérile et le révisionnisme musical. Oui mais voilà : le son de Ten, incontestablement, a toujours été son gros défaut. Les lives étant tellement meilleurs, les chansons tellement marquantes par ailleurs… le fan, même repenti, ne pouvait qu’avoir envie de jeter une oreille à ce nouveau mix.

Et donc ?… Mission accomplie ? Oui, plus ou moins. Le Ten ‘09 n’est pas radicalement différent de celui de 1991, les arrangements sont peu ou prou les mêmes, on peut considérer le travail d’O'Brien comme un lifting pertinent : il a rajeuni sans dénaturer. "Why Go" et "Black" en sortent grandies. Le revers de la médaille, c’est qu’à présent les faiblesses de l’album ne sont plus dissimulables derrière le son : une moitié des titres s’avère complètement anecdotique (le groupe ne les réutilise d’ailleurs que rarement en live : qui se souvient de "Deep" ? De "Garden" ??). Plus embêtant encore : on s’aperçoit en écoutant cette nouvelle version qu’au-delà du son, le contenu… Disons que le style a considérablement vieilli. Pearl Jam lui-même ne joue plus du tout comme ça, désormais plus proche de ses fondamentaux (Led Zeppelin, Big Star, R.E.M.) que de ce rock très typé années 90, manquant autant de groove que de mélodies.

Qu’en reste-t-il alors ? Des hymnes impérissables, et le côté madeleine de Proust inhérent à tout disque aussi générationnel que celui-ci. L’objectivité force à reconnaître que Pearl Jam a fait infiniment plus fort depuis. Ten, version 2009, est un improbable plaidoyer en faveur du travail et de la maturité.

De la part d’une œuvre aussi intimement liée aux tourments de l’adolescence, ça ne manque pas de piquant.


👍 Ten - "Legacy Edition"
Pearl Jam | Epic/Sony, 2009 (1991 pour la parution originale)