vendredi 3 avril 2009

Anti-roman initiatique

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°25]  
Les désarrois de l'Elève Törless - Robert Von Musil (1906)

Rien à faire : avec Musil c'est toujours la même chose ; il me lessive, me retourne, puis m'obsède durant des jours. Ce qui est étrange, c'est qu'au départ celui qui devait figurer dans cette rubrique était - évidemment - L'Homme sans qualités, monumentale œuvre-somme parue au début des années trente. Oui mais voilà : relire un tel livre (deux, en fait)... ça ne se fait pas en une journée - et moi je suis paresseux. Alors j'ai relu un autre roman (son premier), généralement considéré comme mineur, et non inscrit sur ma liste de "livres cultes" pour une raison assez simple... : je l'ai découvert bien après avoir établie ladite liste (en 2006). Etonnant comme je l'ai trouvé bon, fascinant et... comme je m'en rappelais comme si c'était hier. Alors même que L'Homme sans qualités, chef-d'œuvre absolu que je cite à tout bout de champ... ne m'a laisse que peu de souvenirs. D'ailleurs... si les lecteurs du Golb s'intéressaient à Musil sans doute d'ailleurs se souviendraient-il que j'ai déjà largement évoqué ce texte par le passé... heureusement ou malheureusement, seul Lou aura probablement en tête le côté "réédition" de la note qui suit.

Mais quid, donc, de ces fameux désarrois du titre, ceux de l’Elève Törless ? Rassurez-vous, rien de bien grave : il est adolescent. Car c’est finalement purement et simplement de cela qu’il s’agit, des désillusions de l’adolescence. D’aucuns y ont bien vu, selon la préface, une prophétisation des aberrations de l’ère nazie mais facile, trop facile ! de voir désormais dans chaque roman de langue allemande de la première moitié du XXeme une allégorie du nazisme. Facile et faux dans la plupart des cas – en l’occurrence en cherchant bien on peut se dire que le destin de Basini a peut-être quelque chose à voir avec cette assimilation mais c’est en tout cas bien trop en pointillés pour qu’on puisse en venir à une telle conclusion. Plutôt que de perdre du temps sur ce point, mieux vaut sans doute revenir au texte, et rien qu’au texte, en faisant fi d’extrapolations relevant de la paresse intellectuelle dès lors qu’il s’agit d’aborder une œuvre un chouia compliquée (c’est assurément le cas de celle de Musil).

Notre élève, donc, est pensionnaire dans un collège friqué autrichien. Le premier désarroi, c’est déjà la découverte de cet univers dur et sans concession qui tranche tant avec celui qu’il a connu auparavant – celui créé par le cocon familial : l’enfance.

En apparence, et contrairement à d’autres textes de Musil, ce roman est tout ce qu’il y a de plus classique : une narration traditionnelle, qui progresse même de manière quasi clichesque (croit-on) et prend un tour initiatique. Törless va passer par là où passe chaque adolescent depuis la nuit des temps. La définition même de l’adolescence nous est d’ailleurs livrée d’entrée : « Törless était alors en pleine insatisfaction, cherchant en vain, comme à tâtons, un élément nouveau sur lequel s’appuyer. »

C’est à jour la définition la plus simple et la plus nette de l’adolescence qu’on ait donné, non ?

Ces éléments nouveaux seront tour à tour l’amitié, la religion, la littérature…et chaque fois, fatalement, cela vire, non pas au drame (ce serait trop beau : cela signifie qu’il arrive quelque chose au jeune garçon), mais juste à l’échec. Au banal échec.

Après tout cela vient alors, comme de juste, la découverte de la sensualité, l’affolement hormonal qui engendre fatalement la passion, laquelle amènera à la naissance de le sexualité…mais là encore, Musil se montre tranchant, lapidaire :
« La première passion est brève presque toujours, et laisse un arrière-goût d’amertume. Elle est erreur et déception. […] C’est que les protagonistes de ce drame n’ont la plupart du temps que des rapports accidentels : compagnons de hasard, et de déroute. Une fois tranquillisés, il ne se reconnaissent plus. Ce qu’ils ont de commun leur échappant, ils ne voient plus que ce qui les sépare. »

Ce passage intervient au quart du roman environ, et l’éclaire d’un tout autre jour : bien sûr que non, Les désarrois de l’Elève Törres n’est pas un roman initiatique ordinaire. C’est même précisément l’inverse : un anti-roman initiatique. De sa plume alerte, Musil décortique et tous les clichés du roman initiatique et tous les clichés de l’adolescence, mettant en place une mécanique vicieuse qui noiera assez rapidement le lecteur pour un peu qu’il ne soit pas bien arrimé. Le ton est froid, l’analyse clinique (ce qui n’est pas sans évoquer Descartes et son Traité des passions de l’âme, la fièvre du grand écrivain en plus et les lourdeurs stylistiques en moins), confinant parfois à la désinvolture voir au cynisme le plus glacial.

Car si Törless éprouve beaucoup d’émotions, nous, lecteur, n’en percevons pas la moindre à son égard. Il n’est pas un être humain, pas plus qu’il n’est personnage de roman : il est une figure, au mieux. Au pire, il est le cobaye d’un vampire génial, Robert Musil.

Et c’est totalement jubilatoire.

Trois autres livres pour découvrir Robert von Musil :

les Exaltés (théâtre / 1923)
Trois femmes (1924)
l'Homme sans qualités (1932)
...

18 commentaires:

  1. Musil, Musil... Une "réédition" plus que bienvenue, tant il faut absolument lire cet auteur, avant de mourir.

    BBB.

    RépondreSupprimer
  2. C'est Lou qui va être content :-)

    RépondreSupprimer
  3. (en revanche je m'aperçois que les hasards de la prog ont fait que j'ai publié deux "archives" à la suite... ce n'était évidemment pas voulu, je n'ai juste pas gaffe à mon calendrier...)

    RépondreSupprimer
  4. J'ai L'homme sans qualités en stock, lu il y a trop longtemps pour en avoir un souvenir éclairé.
    Je vais m'y replonger d'abord, avant de voir celui-là..

    RépondreSupprimer
  5. En même temps, avec le stock que vous avez, personne ne s'en rappellerait, si vous ne disiez rien.

    BBB.

    RépondreSupprimer
  6. Bon courage pagesenpages... c'est quand même assez copieux :-)

    RépondreSupprimer
  7. ça alors un auteur que je n'ai aps lu :-) c'est noté thom, c'est noté !

    RépondreSupprimer
  8. quand je pense que je suis en plein dedans...
    dans l'Homme Sans Qualités quoi (2°partie du Tome2 - Points)!
    C'est merveilleux, mais dense et touffu ceci dit...
    j'irais volontiers voir Torless un de ces 4

    RépondreSupprimer
  9. J'avoue sans honte qu'il y avait aussi une part de flemme de ma part. J'ai trouvé L'homme sans qualité merveilleux, mais je ne suis pas sûr que j'aurais envie de le lire une deuxième fois tant la première lecture avait été épuisante, presque physique...

    RépondreSupprimer
  10. oui je le consens...
    sur des pavés comme ça il est dur de se remettre à l'ouvrage...
    Mais j'ai eu du plaisir à relire Ulysse et j'avoue que j'ai lu au moins 7 fois mon livre culte, Ada ou l'Ardeur de Nabokov, qui fait 600 pages en Folio!

    RépondreSupprimer
  11. Perso, j'ai beau eu avoir également été bluffé par l'Homme sans qualité, je me suis arrêté au premier tome, et j'ai la flemme d'attaquer le second... trop long et trop dense pour ma petite pomme. Pareille, pour Ulysse, je l'ai lu jusqu'au bout, mais comme 80% du roman m'a échappé, j'attendrais d'avoir muri un peu pour le ré-attaquer.

    En tout cas, ça donne envie d'essayer Les désarrois de l'Elève Törless, si c'est aussi fin mais en moins touffu que l'autre.

    RépondreSupprimer
  12. Yosemite >>> Ulysse appartient plutôt - pour moi - à ces livres dont j'aime à me dire que je les relirai un jour, tout en sachant très bien que je ne le ferai jamais. Un peu comme un fantasme. Il y a quelques années par exemple j'ai eu le fantasme de relire TOUTE la Comédie Humaine... j'en ai relu pas mal (Cf. l'index des livres), mais bien entendu je n'ai pas été au bout et ce ne sera sûrement jamais le cas. Et à la limite, peut-être que mon souvenir est plus beau que ce que j'en penserais...

    Boebis >>> on ne peut pas vraiment t'en vouloir. L'Homme sans qualité n'est de toute façon pas un livre qu'on lit comme ça, pour le plaisir... j'ai essayé plusieurs fois avant de le finir, pour ne rien te cacher. Dans l'idéal, je pense que c'est un truc qu'il faudrait découvrir à la fin de sa vie, quand on a lu tout le reste. C'est du moins l'impression qu'il m'avait laissé. Un genre de degré absolu de la littérature... Törless est effectivement nettement moins touffu, bien plus "accessible" (si tant est que Musil ait jamais été un auteur "accessible", ce qui reste à voir...). Je ne sais pas si n'importe qui pourrait parfaitement le digérer (ça reste un roman extrêmement subtil, tout en faux-semblant), mais en tout cas n'importe qui peut le lire, rien à voir avec "l'expérience limite" que constitue L'Homme sans qualité (le seul livre dont je connais presqu'autant de personnes qui l'ont abandonné en route que de gens qui l'ont terminé...)

    RépondreSupprimer
  13. tiens, juste pour dire que, hier, j'ai fini l'Homme sans Qualité... 4 mois après mon com...
    :-D

    Touffu ai-je dit ?

    RépondreSupprimer
  14. Et tu en es revenu (du touffu) ou tu le penses toujours ?

    RépondreSupprimer
  15. mettons qu'on ne peut nier son côté touffu (même si je trouve la deuxième partie beaucoup plus abordable)... mais c'est cette richesse qui fait la qualité du livre.
    Difficile de reprendre une autre lecture derrière sans trouver ça un peu... vide du coup !

    RépondreSupprimer
  16. Quand je te disais que c'était un livre à lire à la fin de sa vie, lorsqu'on a lu tout le reste...

    RépondreSupprimer
  17. tu veux dire par là que c'est ici que s'achève ma route ?
    snif, il me restait des trucs à faire...

    en littérature s'entend. (100 ans ?)

    RépondreSupprimer
  18. See you on the other side ! ;-)

    RépondreSupprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).