Il y a quelque chose d'assez saisissant lorsque l'on prend la peine de lire un peu tout ce qui a été écrit, ici ou là, à propos de l'Aristochat en titre : les amateurs de Philippe Jaenada (du moins ceux qui le lisent depuis quelques années) sont... les amateurs de Philippe Jaenada. C'est à dire qu'ils sont de toute façon plus ou moins acquis à la (noble) cause. Au-delà de ses livres, tous semblent ressentir un attachement profond pour l'auteur lui-même, comme s'il était un bon copain dont ils avaient suivi l'évolution et le parcours au fil des années, comme s'il avait toujours été là, membre de la famille discret la plupart du temps et tapageur lors des grandes réceptions - mariages ou baptêmes - qu'il illuminerait toujours d'un discours fulgurant ou d'une cuite mémorable. On ne se contente pas, après une première lecture de Jaenada, d'en admirer l'inventivité ou la classe, d'en saluer l'écriture ou le génie du rythme. On s'attache, étrangement et viscéralement ; que celui qui après avoir lu son premier Jaenada ne s'est pas mis plus ou moins inconsciemment à imiter son style ou dérober ses parenthèses multiples me jette la première pierre. Il y a là quelque chose de rare, dans la littérature d'aujourd'hui, qui s'étend bien au-delà de l'usuel (et essentiel pour la bonne marche d'une lecture) processus d'identification à un narrateur ou à un personnage : quand on ouvre son premier Jaenada on ne va pas lire un livre - on va rencontrer un auteur.
La clé de ce phénomène me semble résider dans Le Chameau sauvage , premier roman imparfait mais grandiose. Ce n'est pas forcément son meilleur livre (il contient pas mal de longueurs, notamment dans l'exposition), mais en le relisant onze ans plus tard et avec un œil d'adulte j'ai compris pourquoi c'était presque systématiquement le Jaenada préféré de tous ceux qui l'avaient découvert en 1997. Parce que justement, c'est d'une rencontre au sens littéral du terme qu'il s'agit. Que cela marque passablement. Le premier Jaenada, c'est un peu comme le premier baiser ou le premier disque acheté : même en en reconnaissant les faiblesses objectives, on ne peut pas l'oublier et on ne peut pas le classer ; il n'est pas meilleur que les autres, pas au-dessus, il est juste à côté - hors-catégorie.
Or la force du Chameau sauvage, livre impossible à résumer tant, fondamentalement, il ne raconte rien de précis et donne surtout l'impression qu'un ami inspiré va vous causer magistralement de tout et de rien... c'est d'être totalement poignant - au sens propre : choper le lecteur pour ne plus le lâcher. Halvard Sanz, son héros au patronyme improbable, pourrait être à peu près n'importe lequel d'entre nous. C'est l'un des personnages les plus forts et les plus crédibles que la littérature contemporaine récente nous ait offert, et en même temps on aurait toutes les peines du monde une fois le livre refermé à renseigner les gens sur son âge, sa physionomie... même ses pérégrinations burlesques, qui constituent l'essentiel du roman, finissent par s'évaporer au bout de quelques temps - ce qui fait du Chameau sauvage un de ces rares livres relisibles à l'infini. Ce qui marque durablement chez ce personnage, c'est son ton, sa vision du monde, son regard faussement candide, son auto-dérision permanente et sa capacité à rendre le tragique absolument hilarant. Vision dont on supposera sans trop se forcer qu'elle est également celle de l'auteur (pas besoin d'avoir lu tous ses livres pour prendre le risque de cette supposition ambitieusement digne d'un universitaire sous acides). Vision tout à fait... bukowskienne, en fait.
Arrive donc le moment de l'auto-récusation, excercice périlleux auquel votre serviteur n'aime rien tant que se livrer un dimanche sur deux. Dans mon commentaire sur Vie et mort de la jeune fille blonde je notais que jusqu'alors je n'avais jamais trop vu où se nichait le fanatisme bukowskien de Jaenada. On m'excusera d'avoir lu Le Chameau Sauvage quand j'avais seize ans et de n'en avoir gardé que des souvenirs éparses. Car à la relecture, cette veine bukowskienne est là, partout, subtile mais évidente. Jaenada est en fait l'auteur le plus bukowskien qui soit... simplement il en reprend l'essence plutôt que les gimmicks. La veine burlesque plutôt que les cuites sordides ; le génie du décalage plutôt que les parties de jambes en l'air avec des laiderons ; l'empathie profonde plutôt que la violence ; l'art de la digression fantaisiste plutôt que le langage... bref : Jaenada possède de l'art bukowskien tout ce que les trois mille imitateurs (pour la France - les statistiques mondiales ne nous ont pas encore été communiquées par l'ONU) du vieux dégueulasse manquent à tous les coups, trop occupés qu'ils sont à essayer de pomper une langue inimitable ou de recréer un univers auxquels ils ne comprennent rien.
L'identification, la fameuse, est du coup bien plus simple, évidente, universelle : à vrai dire on adore Chinaski, mais personne n'a jamais vraiment eu l'envie ni la capacité d'être lui. Alors que Halvard Sanz... c'est nettement plus dans nos cordes, à KMS, à Zaph, à moi-même. Sa normalité singulière le rend irrésistible - d'ailleurs quelqu'un quelque part a t'il déjà détesté ce livre... ? Qu'il se dénonce, nous aurons lui et moi des comptes à régler. On ne peut pas ne pas aimer Le Chameau sauvage - impossible. Il est trop original, trop doux, trop drôle, trop léger, trop poétique, trop romantique... on ne peut pas ne pas adhérer. Sauf à l'avoir décrété préalablement, parce que le consensus fait un peu peur. En cela Le Chameau sauvage c'est un peu l'inverse des bouquins de Bukowski : c'est son universalité et l'unanimité qu'il provoque qui le rendent sulfureux. Un livre susceptible de plaire autant à ma grand-mère qu'à mon frère, à KMS qu'à Caro(line), à Fabrice qu'à Ingannmic... un tel livre ne peut être que porteur d'un maléfice, l'œuvre d'un malin génie capable de métamorphoser chaque lecteur en ami potentiel. Un peu comme Bukowski, en fait. Le seul écrivain que ses lecteurs appellent affectueusement par son surnom, comme s'il faisait partie de la famille, vieux tonton pervers et alcoolo revenu de tout.
Il serait peut-être temps que Jaenada se trouve un surnom...
La clé de ce phénomène me semble résider dans Le Chameau sauvage , premier roman imparfait mais grandiose. Ce n'est pas forcément son meilleur livre (il contient pas mal de longueurs, notamment dans l'exposition), mais en le relisant onze ans plus tard et avec un œil d'adulte j'ai compris pourquoi c'était presque systématiquement le Jaenada préféré de tous ceux qui l'avaient découvert en 1997. Parce que justement, c'est d'une rencontre au sens littéral du terme qu'il s'agit. Que cela marque passablement. Le premier Jaenada, c'est un peu comme le premier baiser ou le premier disque acheté : même en en reconnaissant les faiblesses objectives, on ne peut pas l'oublier et on ne peut pas le classer ; il n'est pas meilleur que les autres, pas au-dessus, il est juste à côté - hors-catégorie.
Or la force du Chameau sauvage, livre impossible à résumer tant, fondamentalement, il ne raconte rien de précis et donne surtout l'impression qu'un ami inspiré va vous causer magistralement de tout et de rien... c'est d'être totalement poignant - au sens propre : choper le lecteur pour ne plus le lâcher. Halvard Sanz, son héros au patronyme improbable, pourrait être à peu près n'importe lequel d'entre nous. C'est l'un des personnages les plus forts et les plus crédibles que la littérature contemporaine récente nous ait offert, et en même temps on aurait toutes les peines du monde une fois le livre refermé à renseigner les gens sur son âge, sa physionomie... même ses pérégrinations burlesques, qui constituent l'essentiel du roman, finissent par s'évaporer au bout de quelques temps - ce qui fait du Chameau sauvage un de ces rares livres relisibles à l'infini. Ce qui marque durablement chez ce personnage, c'est son ton, sa vision du monde, son regard faussement candide, son auto-dérision permanente et sa capacité à rendre le tragique absolument hilarant. Vision dont on supposera sans trop se forcer qu'elle est également celle de l'auteur (pas besoin d'avoir lu tous ses livres pour prendre le risque de cette supposition ambitieusement digne d'un universitaire sous acides). Vision tout à fait... bukowskienne, en fait.
Arrive donc le moment de l'auto-récusation, excercice périlleux auquel votre serviteur n'aime rien tant que se livrer un dimanche sur deux. Dans mon commentaire sur Vie et mort de la jeune fille blonde je notais que jusqu'alors je n'avais jamais trop vu où se nichait le fanatisme bukowskien de Jaenada. On m'excusera d'avoir lu Le Chameau Sauvage quand j'avais seize ans et de n'en avoir gardé que des souvenirs éparses. Car à la relecture, cette veine bukowskienne est là, partout, subtile mais évidente. Jaenada est en fait l'auteur le plus bukowskien qui soit... simplement il en reprend l'essence plutôt que les gimmicks. La veine burlesque plutôt que les cuites sordides ; le génie du décalage plutôt que les parties de jambes en l'air avec des laiderons ; l'empathie profonde plutôt que la violence ; l'art de la digression fantaisiste plutôt que le langage... bref : Jaenada possède de l'art bukowskien tout ce que les trois mille imitateurs (pour la France - les statistiques mondiales ne nous ont pas encore été communiquées par l'ONU) du vieux dégueulasse manquent à tous les coups, trop occupés qu'ils sont à essayer de pomper une langue inimitable ou de recréer un univers auxquels ils ne comprennent rien.
L'identification, la fameuse, est du coup bien plus simple, évidente, universelle : à vrai dire on adore Chinaski, mais personne n'a jamais vraiment eu l'envie ni la capacité d'être lui. Alors que Halvard Sanz... c'est nettement plus dans nos cordes, à KMS, à Zaph, à moi-même. Sa normalité singulière le rend irrésistible - d'ailleurs quelqu'un quelque part a t'il déjà détesté ce livre... ? Qu'il se dénonce, nous aurons lui et moi des comptes à régler. On ne peut pas ne pas aimer Le Chameau sauvage - impossible. Il est trop original, trop doux, trop drôle, trop léger, trop poétique, trop romantique... on ne peut pas ne pas adhérer. Sauf à l'avoir décrété préalablement, parce que le consensus fait un peu peur. En cela Le Chameau sauvage c'est un peu l'inverse des bouquins de Bukowski : c'est son universalité et l'unanimité qu'il provoque qui le rendent sulfureux. Un livre susceptible de plaire autant à ma grand-mère qu'à mon frère, à KMS qu'à Caro(line), à Fabrice qu'à Ingannmic... un tel livre ne peut être que porteur d'un maléfice, l'œuvre d'un malin génie capable de métamorphoser chaque lecteur en ami potentiel. Un peu comme Bukowski, en fait. Le seul écrivain que ses lecteurs appellent affectueusement par son surnom, comme s'il faisait partie de la famille, vieux tonton pervers et alcoolo revenu de tout.
Il serait peut-être temps que Jaenada se trouve un surnom...
👍👍 Le Chameau sauvage
Philippe Jaenada | J'ai lu, 1997