mardi 6 mai 2008

Gone, Baby, Gone - L'Enfer, ce n'est pas toujours les autres

...
Infernal.

Il n'y a pas d'autre mot.

Il y a quelques temps j'avais conclu un bref commentaire sur Darkness, Take My Hand en regrettant que le titre Voyage au bout de l'Enfer ait été déjà pris. J'ose aujourd'hui m'auto-récuser : le voyage au bout de l'Enfer, le vrai, et sans doute le seul qu'il m'ait jamais été donné de croiser en littérature... c'est celui-ci. Gone, Baby, Gone. Dont le titre suggère la noirceur en l'effleurant à peine.

Amanda a quatre ans. Elle a disparu, et l'affaire fait grand bruit dans la région de Boston. Toutes les télés sont sur le coup. Tous les flics du cru sont mobilisés. Et lorsqu'on les contacte pour y mettre leur grain de sel, Patrick Kenzie et Angie Gennaro sont tentés de refuser. Ils auraient mieux fait : leur couple ne résistera pas à la terrifiante épreuve humaine que constituera cette enquête perdue d'avance, cet enchevêtrement de fausses pistes, cette succession d'échecs menant lentement mais sûrement à la résignation.

Il n'y a jamais beaucoup d'espoir dans les livres de Dennis Lehane. Dans celui-ci encore moins que dans les autres. Non seulement le climat est étouffant, non seulement l'écriture est plus crépusculaire que jamais...mais en plus la construction fait tout pour mettre K.O. le lecteur. Darkness, Take My Hand brillait par sa structure en spirale, son inéluctabilité donnant l'impression que chaque évènement en déclenchait deux autres encore plus dévastateurs. A l'exact opposé, Gone, Baby, Gone donne l'impression d'une insoutenable juxtaposition, comme si les rebondissements plutôt que d'être successifs étaient simultanés et ingérables. Impossible pour Kenzie de faire surface et, parfois, difficile pour le lecteur de le suivre parfaitement (et pour cause : lui-même ignore où il va). C'est sans doute pourquoi certains ont pu trouver ce volet un cran en-deça des premiers. C'est pourtant ce qui fait toute sa force.

Car Gone, Baby, Gone contient déjà en germe tout ce qui bâtira deux ans plus tard le meilleur livre de l'auteur - Mystic River. Dans le fond l'intrigue y est plus que jamais secondaire, la révélation finale arrive effectivement comme un cheveu sur la soupe et l'aspect strictement policier de l'affaire n'a qu'un intérêt tout relatif. Ce qui intéresse Lehane ici, et ce à quoi il se livre mieux encore que dans n'importe quel autre de ses livres, c'est la radiographie de cette Amérique profonde dont il est un pur produit et qu'il n'a jamais cessé d'aimer ni de peindre. C'était déjà palpable dans la première partie d' A Drink Before the War. Avec Gone, Baby, Gone c'est cette fois-ci évident, le long portrait de la mère d'Amanda étant aussi cruel que bouleversant. L'auteur refuse de se poser en juge et n'assène aucune vérité péremptoire : il se contente de constater, de poser les questions sans chercher à fournir de réponses. Il plonge la tête la première dans la misère sociale, capte à merveille l'âme d'une communauté complètement livrée à elle-même, mais se garde bien de la critiquer comme de la blanchir. C'est ce qui rend son travail si séduisant - c'est aussi ce qui peut en déranger certains. Force est de reconnaître que sa vision n'est pas exempte de facilité : comme dans A Drink Before the War, comme dans trop de romans noirs contemporains, des notables peu scrupuleux sont mêlés à l'affaire qui empêcheront les braves prolétaires paumés de se poser des questions sur eux-mêmes.

Qu'importe : de par cette écriture rugueusement poétique, de par ce regard sans complaisance mais non sans tendresse sur une certaine Amérique oubliée de la littérature, Lehane s'impose définitivement avec ce livre comme l'un des auteurs les plus brillants de notre temps. A noter qu'on attend encore l'auteur qui sera capable de moudre les banlieues françaises avec une telle virtuosité.


👑 Gone, Baby, Gone 
Dennis Lehane | Bantam Books, 1999