lundi 5 mai 2008

Black Flag - Search & Destroy

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Il arrive que l'histoire de la musique soit très frustrante, et qu'arrive-t-il d'après vous quand on est trop frustré ? Je vous le donne en mile : on fait beaucoup de bruit. Greg Ginn, personnage haut en couleurs et fondateur des mythiques Black Flag fut (nul n'en doute) le guitariste le plus frustré des années 80. On le comprend sans peine : un poil trop jeune pour être un punk de 77, le pauvre garçon a publié son premier EP (très culte Nervous Breakdown) en 1978 - soit donc au moment où tout le monde vire post-punk ou gothic ou (pour les plus retorses - et les plus frustrés) New Wave of British Heavy Metal. Plus frustrant encore : Ginn a le physique d'un bûcheron, il est allergique au maquillage et il est californien...ce qui fait qu'il ne peut intégrer aucun des courants découlant du punk. Rien d'étonnant dès lors de le voir intituler son EP suivant Jealous Again.

Bon... que tout le monde se rassure : certes G.T. a publié hier la (truculente) Véritable histoire du Hard. Certes je ferais n'importe quoi pour l'impressionner... mais je n'ai nullement l'intention de le parodier en écrivant La Véritable histoire du Hard(core). Tout ce que je viens d'écrire dans le précédent paragraphe est on ne peut plus vraisemblable (sinon carrément vrai), et si vous ne vous en rendez pas compte c'est sans doute parce que comme beaucoup de français vous croyez que le hardcore est la musique des insupportables compiles Thunderdome que votre voisin amateur de tunning fait cracher à longueur de samedis après-midi pendant qu'il tond sa pelouse (bienvenue chez les Eurois).
 
Le hardcore, le hardcore... sacré truc que ceci. Soyons honnêtes : le hardcore n'est pas un genre musical, même si ses amateurs adoreraient ça. C'est avant tout un courant se démarquant par une esthétique précise, mais musicalement très peu de choses différencient les premiers disques de hardcore des derniers disques de punk, ni les derniers de certains disques de metal. Le fait est que le hardcore, basé principalement sur l'idée de radicaliser le punk, a fini par se subdiviser en une multitude de ramifications assez difficiles à réunir aujourd'hui sous la même bannière, à tel point que l'expression Ouais man le hardcore c'est un état d'esprit relève (c'est le cas de le dire) d'une vue de l'esprit (pas plus de points communs entre l'éthique straight edge de Minor Threat et la beauferie d'un Biohazard qu'entre leurs musiques respectives). En 2008 le hardcore ne ressemble plus à grand chose, ou plutôt il ressemble à beaucoup de choses différentes - ce qui tendrait à dire qu'il se porte bien. On admettra sans trop forcer la dose que les différences entre Biohazard (encore) et Slayer ne sautent pas vraiment aux oreilles, et que la terminologie s'applique aussi bien désormais aux premiers albums de Sepultura qu'au Tostaky de Noir Désir, certains parlent même désormais sans rougir de hardcore mélodique lorsqu'ils évoquent certains groupes - voilà qui ne manquera pas de laisser songeur. Pour vous dire : le premier album de Sonic Youth, Confusion Is Sex, est par bien des aspects un album de hardcore, et est reconnu comme tel par nombre d'éminents spécialistes en la matière... et rassurez-vous je n'ai pas bu : Confusion Is Sex, sorti deux ans après Damaged, n'a strictement rien à voir - nous sommes d'accord. En somme le mot hardcore, depuis la fin des années 80, a encore moins de sens que le mot punk - avouez que c'était difficilement concevable.


Si je prends le temps de cette longue intro, ce n'est assurément pas pour la ramener mais parce que par bien des côtés Black Flag, chronologiquement premier groupe du genre (ou disons : né à l'époque où c'en était encore un), symbolise un peu le moment où tout cela a merdé. Il incarne en fait à lui seul toute l'histoire des musiques extrêmes, à savoir qu'à force de vouloir à tout prix être plus dur que le voisin on finit par ne plus vraiment savoir ce qu'on est ni ce qu'on fait. C'est comme ça que le metal de Black Sabbath a fini par déboucher sur le black d'Immortal, à force l'esprit originel a tout perdu de sa substance - emporté dans une improbable fuite en avant dans la violence. Pour le hardcore, c'est un peu pareil : quand il a été évident qu'ils ne pourraient jamais aller plus vite, les hardcoreux ont fort logiquement décidé d'aller plus lentement et sont apparus alors des groupes tout à fait passionnants comme Rollins Band ou (surtout) Neurosis - qui pour être révérés par les fans de hardcore n'en sont pas moins plutôt des groupes de metal.

Damaged étant le premier album de Black Flag (et le plus populaire, ce à juste tire) il n'est pas le plus métallique. Néanmoins il est déjà beaucoup moins punk (et donc groovy) que les deux EPs qui l'ont précédé ; surtout, il contient déjà en germe la musique nettement plus massive vers laquelle s'orienteront Ginn et Rollins dès l'album suivant (le tout aussi excellent Family Man). Certes, l'hymne « TV Party » évoque une rencontre jubilatoire entre les Stooges et les Cramps. Néanmoins « Damaged I », composition traînante et pachydermique, pourrait difficilement être confondue avec les Sex Pistols (voire même avec les saillies des Bad Brains et des Dead Kennedys - autres fers de lance du mouvement hardcore originel), et le commentaire est évidemment encore plus vrai à propos de « No More », meilleur titre du disque rappelant durant sa longue et fabuleuse intro... Black Sabbath !
 
La souche punk est là et bien là, mais elle est littéralement passée à la moulinette Ginn - soit donc une espèce de speed-punk braillard et imparable (« Sky Plaint », « Padell Cell ») sur lequel Henry Rollins s'ébroue avec une rage jamais égalée par personne. C'est sans doute là toute la différence entre Black Flag et des blaireaux de type The Exploited : ils font vraiment peur (non, jeune punk qui me lit, The Exploited ne font pas peur - ils font juste pitié). Ils sont au hardcore ce que Slayer est au metal : un bloc de colère tellement compact et racé que même le plus farouche détracteur du genre ne pourrait en nier l'efficacité et l'authenticité. Chez Greg Ginn, dont le charisme de Rollins a souvent fait oublier qu'il était le seul et unique patron du groupe, le punk, le hardcore (appelez ça comme vous voudrez) n'est pas une fin mais un moyen. La radicalité musicale n'a d'égale que la radicalité du propos, et si « Police Story » ne fait pas preuve de la même ironie pamphlétaire que les classiques des Deak Kennedys (Rollins est un très bon parolier... mais il n'a pas écrit une ligne sur ce disque et n'a de toute façon jamais valu Jello Biafra) sa fureur est d'une telle flamboyance qu'elle terrorisa infiniment plus l'Amérique de Reagan - accompagnée qu'elle était par un phénomène de masse difficile à mesurer vu de France. Si l'expression Rage à l'état pure fait souvent pitié, difficile de nier qu'elle désigne à merveille « Rise Above », mine stridente crachée à la face d'un pays dont les kids adopteront dès lors ledit Rollins comme leur porte-parole (rappelez-moi qui était le porte-parole de la jeunesse française à l'époque ? Jean-Louis Comment... ?). En raison de ce contexte socio-politique qui le vit considéré (y compris par des rock-critics !) comme une œuvre susceptible de corrompre la jeunesse, au moins autant qu'en raison de sa qualité objective (chacun de ses titres est un brûlot n'ayant pas pris une ride), Damaged sent encore foutrement le soufre aujourd'hui et a acquis un statut de classique amplement mérité. Si cette nouvelle réédition n'en dit pas plus que les précédentes (zéro bonus...) elle aura peut-être le mérite de replacer au centre des débats un disque que les gentils rebelles du NYC Hardcore n'auraient jamais dû oublier - c'est déjà énorme. A noter que le dernier album du groupe, Loose Nut, a été également réédité fin 2007... mais qu'on s'en fout, parce qu'il n'est pas très bon (litote).


👑 Damaged 
Black Flag | SST, 1981

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