jeudi 1 mai 2008

Lost in Wonder

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) N°14]
Europa - Romain Gary (1972)

Je ne suis pas spécialement fan de Romain Gary. Je bénis d'ailleurs le ciel et ses racines de ne pas m'avoir donné l'idée idiote de créer une rubrique s'intitulant « Mes auteurs à moi »...
 
Je ne suis pas spécialement fan de Romain Gary à cause de Lady L., que j'ai lu jeune, très jeune même - trop jeune sans doute. Pas que je me sois dégoûté de cet auteur - bien au contraire : j'ai adoré ce roman tellement peu représentatif de son auteur. A tel point qu'à chaque fois que j'ai lu du Gary durant les années suivantes, j'ai presque toujours conclu ma lecture en ronchonnant Mouais...c'est pas mal...mais ça vaut pas Lady L. Le plus triste dans cette histoire étant que... je ne me souviens absolument plus de ce que raconte Lady L. ! Mais alors vraiment plus du tout ! Ce qui n'empêche pas ce livre d'occuper une place à part dans mon imaginaire de lecteur, qu'il a en grande partie formé puisque je devais avoir tout au plus quatorze/quinze ans au moment de cette rencontre.
 
Fort heureusement je vais rencontrer quelques années après Europa . Je vais l'aimer. Je vais même m'en souvenir (j'vous jure), de ce roman monumental, massacré par la critique au moment de sa sortie au point de provoquer (prétendent certains) la naissance du célèbre Emile Ajar (et il faudra qu'on en reparle aussi, de celui-là, tant il me semble parfois être un auteur à part entière - dont je ne suis d'ailleurs pas fan non plus !...). Europa va immédiatement me faire penser à A Rebours. A Huysmans. Filiation n'existant que dans ma tête ? C'est fort possible... et pourtant : le côté bariolé, lettré jusqu'à s'en écœurer, décadent au sens le plus aristocratique du terme... je ne l'ai pas inventé. Il est dedans. Parmi beaucoup d'autres choses.

On nous apprend souvent, à l'école, à écrire nos dissertations en partant du général pour aller au particulier. Curieusement je n'ai jamais été capable de procéder dans ce sens... je n'ai jamais su que partir du particulier (souvent symbolisé par mon cas personnel) pour élargir à des thématiques plus générales. C'est exactement ce procédé qu'utilise Gary dans Europa, et s'il n'est évidemment pas question de me comparer à lui (quelle drôle d'idée) il serait en revanche idiot de nier que c'est sans doute ce qui me parle le plus dans ce livre. Cette manière dont Romain Gary expose ses blessures les plus intimes, sa propre quête identitaire... pour mieux ouvrir sur la quête identitaire de tout un peuple - le peuple Européen. En toute modestie. Le pire étant que cela fonctionne remarquablement. Mais reconnaissons toutefois que ça ne saute pas aux yeux : Europa n'est pas un roman, mais au moins trois ou quatre. C'est une œuvre gigogne, aussi dense dans sa construction et son écriture que multiple dans ses thématiques. Un peu comme l'Europe, quoi.
 
L'on y croise une galerie de personnages étranges, échappés d'autres époques sinon d'autres dimensions. Un ambassadeur de France à Rome, faux réac et vrai mélancolique. Une magicienne aux charmes troublants. Une mystérieuse jeune femme accompagnée d'un énigmatique baron se faisant appeler... Le Baron. Ils se croisent et se toisent au cœur d'un univers intemporel, l'Italie a priori, mais une Italie vaporeuse et loin, très loin des cartes postales. Se jaugent, se nourrissent les uns des autres. Sensation étrange que celle-ci : hormis Danthès (le fameux ambassadeur - au patronyme évidemment hautement symbolique tant il semble prisonnier de lui-même) ces caractères semblent tous complètement évanescents, comme s'ils n'existaient pas - ou plutôt comme s'ils existaient dans un rêve.
 
« Danthès savait en effet que chacun de nous a deux existences : celle dont il est lui-même conscient et responsable, et une autre, plus obscure et mystérieuse, plus dangereuse aussi, qui nous échappe entièrement et qui nous est imposée par l'imagination souvent hostile et malveillante des autres. Des gens, dont nous ne connaissons rien et qui nous connaissent à peine, nous inventent à leur guise et nous interprètent, si bien que nous nous trouvons, souvent sans le savoir, estimés ou méprisés, accusés ou jugés, sans que nous puissions nous défendre et nous justifier. On devient matériau entre des mains inconnues : quelqu'un nous assemble et nous défait, nous esquisse, nous efface et nous donne un tout autre visage, et seuls quelques ragots nous parviennent parfois et nous révèlent l'existence de ce double dont nous ignorons tout, si ce n'est le tort qu'il nous fait. »
 
Glisser de longues citations au milieu des chroniques n'est guère dans mes habitudes, mais le cas échéant il me semblait capital de reproduire celle-ci. Car ce début de chapitre trois conditionne tout le reste du livre, délivre (!) les clés permettant de pénétrer dans cet univers doublement fantasmagorique - les personnages fantasment tout autant que l'auteur. Ici peut-être se situe (en fait) le véritable incipit d' Europa . Un incipit caché entraînant le lecteur sur des terres inconnues où tout n'est qu'apparences, illusions se mêlant à la réalité pour mieux la transcender. A commencer par le propos lui-même : Gary fait de ses personnages les réceptacles d'interrogations sur une Europe culturelle unique dont il reconnaît lui-même en préface qu'elle n'existe pas. Ce qui ne l'empêche pas pour autant de réussir à merveille son élargissement : en faisant énoncer à Danthès des réflexions décalées sur cette notion (EUROPA - donc) de fantasme... il interroge le réel avec une remarquable pertinence, comme s'il détournait le rêve pour coller au plus près de la réalité. Une approche qui n'est pas sans évoquer, de manière assez inattendue, celle de Lynch dans Mulholland Drive. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces deux œuvres que trois décennies et des milliers de kilomètres séparent présentent plus d'un trait commun - s'avérant toutes deux de véritables cris d'amour à la fiction et à la création. La différence étant que le chef-d'œuvre de Lynch est un manifeste de liberté de créer en soi, quand le roman de Gary s'apparente de manière plus traditionnelle (quoique...) à un roman à thèse. Le cas échéant l'auteur de Lady L. interroge l'identité européenne (qu'est-elle ? où va t'elle ? pourquoi faire ?) avec une acuité proprement stupéfiante si l'on prend le temps de penser qu'en 1972 la construction européenne n'en est qu'à ses balbutiements (pour mémoire la CEE ne compte alors que six pays depuis sa création, et ne s'élargira vraiment que l'année suivante). Et lorsque Danthès médite sur la dissolution de la culture européenne dans l'économie de marché... le texte prend des airs de prophétie. Ce qui à coup sûr n'était en rien sa vocation première.
 
Il n'empêche : force est de reconnaître que trente-six ans plus tard les états de l'Union comme leurs intellectuels n'ont toujours pas répondu à une seule des questions identitaires soulevées par ce livre d'autant plus indispensable.
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