dimanche 27 avril 2008

Les Hirondelles de Kaboul - Au diable vauvert

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« Dans leur hystérie collective, persuadés d'exorciser leurs démons à travers ceux du succube, d'aucuns ne se rendent pas compte que le corps criblé de partout ne répond plus aux agressions, que la femme immolée gît sans vie, à moitié ensevelie, tel un sac d'horreur jeté aux vautours. »
 
Dès le premier chapitre le ton est donné : en plein Kaboul d'avant la « chute » des talibans, l'auteur métamorphose le lecteur en spectateur d'un lynchage public. Ouverture étrange et déroutante : alors qu'on s'attendrait à être retourné par l'horreur d'une telle scène, on ne ressent quasiment rien. Mais que se passe t'il donc ? L'écriture puissante de Yasmina Khadra serait-elle devenue complètement terne ?

Bien au contraire : rarement l'auteur de L'Attentat n'aura paru aussi subtil, délicat - incroyablement efficace. Car à travers cette absence de surcharge émotionnelle c'est toute la tristement célèbre banalité du mal qu'il met remarquablement en abyme. Si le spectacle jeté en pâture ne révulse pas le lecteur... c'est tout simplement parce que pour ses personnages - spectateurs aux âmes noyées dans l'hystérie collective, l'horrible est devenu quotidien et le désespoir le sentiment le plus banal qui soit. Quelques pages suffisent à Khadra pour reproduire avec virtuosité l'inconscient collectif de tout un peuple qui, soumis depuis trop longtemps au joug de la barbarie, finit par en oublier parfois sa propre part d'humanité. Et ça, par contre, c'est absolument terrifiant. Voir le sceptique Moshen sombrer presque malgré lui dans la folie d'intoxication massive... il y a là de quoi choper de sacrées bouffées d'angoisses Personne n'est donc à l'abri ? Selon le lieu, l'époque, le contexte... rares semblent ceux destinés à y échapper. Propos qui recoupe de manière assez inattendue celui des Bienveillantes - on notera que lorsque c'est écrit par Yasmina Khadra cela dérange beaucoup moins.
 
L'on suit alors les destins croisés de deux couples que tout oppose, deux couples tout autant condamnés à plus ou moins court terme au cœur de cette ville dévastée, chaotique, que l'amour semble avoir depuis longtemps déserté. Croisés au sens littéral du terme : qui vont chacun dans une direction opposée.
 
Moshen, impavide, pourtant si enthousiaste et si courageux de prime abord... avance irrémédiablement vers l'Enfer et la tragédie. De l'autre côté, Aqit le désolé court en dépit de lui-même vers cet espoir dont il n'osait plus rêver. Le contraste est saisissant ; leur destinées respectives, bouleversantes.
 
Pourtant ce n'est pas cela qui impressionne le plus dans Les Hirondelles de Kaboul . C'est plutôt l'art délicat d'un auteur qui, sans avoir l'air d'y toucher, parvient de fil en aiguille à injecter de l'humain dans l'inhumain, de la lumière dans la noirceur. Peu d'espoir au final (comment pourrait-il en être autrement ?) mais un constat simple, édifiant quant au talent d'un auteur qui s'affirme livre après livre comme un de ces (trop rares) écrivains avec lesquels il faut compter au-delà de la simple question Est-ce qu'ils écrivent de bons livres ?... Lorsque l'on referme ce roman, la foule meurtrière, haineuse et compact du début a désormais des visages, des noms - des âmes.



👍👍 Les Hirondelles de Kaboul 
Yasmina Khadra | Julliard, 2002