samedi 19 avril 2008

Trent Reznor (Part 1)

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Est-ce du fait de sa discrétion ? De son art du secret ? Toujours est-il qu'on peine à croire que cela fait déjà vingt ans que Trent Reznor règne sans partage sur les musiques industrielles, quitte à les avoir vampirisées au point qu'aujourd'hui il devient bien difficile de trouver un artiste du genre ne devant rien aux œuvres de Nine Inch Nails - son projet-groupe-œuvre fleuve... Vingt-et-un an après la sortie du 45 tours Down in It et alors que le tout récent Ghosts I-IV le voit étendre encore un peu plus son terrain d'expérimentations, il était grand temps d'honorer le caméléon Reznor d'un Rékapituléidoscope en bonne et due forme. Un poignée d'article se voulant comme une introduction à l'œuvre et ne prétendant absolument pas, est-il utile de le préciser, à l'exhaustivité...

1/ LPs & EPs

Chaque rékapituléidoscopisé offre son lot de problèmes d'organisation, de classement, de sélection. Nick Cave a demandé beaucoup de temps pour rassembler la liste de tous les membres de tous ces groupes. Billy Corgan était emmerdant car disposant d'une carrière trop courte pour être clairement scindé en périodes.

Trent Reznor est magnifique : il réunit ces deux problèmes. Tout en étant a priori un artiste solo plutôt que le leader d'un groupe, il a en commun avec le Bowie de la période 1. Outside une tendance fâcheuse à créditer la moindre personne présente dans la pièce lorsqu'il enregistre un morceau. Réunir la liste complète des membres de Nine Inch Nails donne une idée assez juste de ce qu'est l'Enfer - à plus forte raison parce que certains comme Flood n'ont jamais eu le titre de membre du groupe tout en étant bien plus actifs au sein de NIN que certains musiciens « officiels ». Quant à classer l'œuvre en périodes...les full-lenght albums de Reznor sont si peu nombreux qu'en réalité, chaque album constitue une période à part entière entre coupée d'une poignée d'EPs aussi passionnants que totalement dispensables pour le non-fan. Archétype de la fausse bonne idée, la numérotation de la discographie (les fameux "halos" - au nombre de 25 à l'heure actuelle) aurait plutôt tendance à brouiller les pistes plutôt que de les simplifier, mettant sur un même niveau aussi bien des albums majeurs que de simples singles (l'appellation simple single étant évidemment relative concernant un artiste mettant un soin maniaque à proposer plus que le bassement commercial cd 2 titres). Plus ennuyeux encore : cette numérotation aurait tendance, de prime abord, à laisser croire que la discographie de Trent Reznor est plus imposante qu'elle ne l'est en réalité (la période 1992-97, par exemple, comptant un nombre sidérant de disques...mais au final un seul album !).

Sans être totalement impossible, un découpage par période aurait donc posé pas mal de problèmes de lisibilité aux personnes ne connaissant pas (ou peu) le travail de notre artiste. Noyer la note sur The Downward Spiral au milieu de notes sur des maxis intéressants mais pas essentiels aurait été dommageable, c'est pourquoi j'ai décidé de répartir les disques de manière tout à fait arbitraire... mais plus lisible. Dans le même ordre d'idée, j'ai été contraint d'écarter d'office certains "halos" dont le contenu ne me paraissait pas assez conséquent pour être évoqué en plus de deux lignes.

Les fans de Nine Inch Nails qui passeront par-là voudront bien, je l'espère, m'excuser ces libertés prises avec la discographie de leur idole (ceci dans le but unique d'en faciliter l'approche).


👑 Pretty Hate Machine (album, 1989)

Il y a quelque chose de fascinant dans la conception de Pretty Hate Machine, quelque chose qui s'étend bien au-delà du fait qu'il s'agisse d'un des (sinon du) meilleurs debut-albums des vingt dernières années. Quelques mois avant la sortie de ce disque, Trent Reznor n'est tout simplement personne. Il a eu une enfance presque normale (si l'on excepte le divorce de ses parents), une adolescence sans histoires... a priori rien ne le prédestine à devenir l'incarnation de la rage et de l'auto-destruction. Rien ne le prédestine même à devenir songwriter, puisque jusqu'à 1987 il n'a tout simplement jamais écrit la moindre chanson. Mais quelque chose se passe, quelque chose ressemblant à un mélange d'acharnement et de travail. En ce sens Reznor est presque l'antithèse de la rockstar, lui qui a réellement bossé comme un malade pour en arriver là où il est aujourd'hui.

Et puis la genèse de Pretty Hate Machine a quelque chose de magique, de presque beatlesien : ou comment un type doué et tout seul dans son coin, à force d'essayer des trucs juste pour voir ce qu'ils vont donner, va publier l'un des albums les plus fascinants de ces pitoyables années 80. Le jeune Reznor (il n'a que vingt-quatre ans) a-t-il à ce moment-là conscience qu'il s'apprête à révolutionner la musique rock ? Probablement pas. Chez lui, aussi étrange que cela puisse paraître, la mégalomanie est assortie d'une étonnante modestie. S'il a l'ambition avouée de publier une œuvre d'art, il n'a pas en revanche la folie de penser qu'il surclassera la plupart des musiciens de la scène indus-rock dès la première tentative.

Si Reznor a coutume de dire à cette époque (comme durant les suivantes) que sa principale influence est Ministry, force est de reconnaître que Pretty Hate Machine ne sonne que très rarement comme le groupe d'Al Jourgensen. Au mieux on songe par instant aux productions ministriennes d'avant le virage metal de The Land of Rape & Honey, mais il s'agit plus d'une impression diffuse que d'un filiation directe. Si PHM (pour les intimes) évoque vraiment quelque chose, c'est plutôt un mix inédit (et particulièrement excitant) entre Skinny Puppy et Depeche Mode, entre VIVIsectVI et Black Celebration. Nulle trace ici de musiques atmosphériques, encore moins de metal (rien de plus étonnant, du reste, puisque bien que chouchouté par les métalleux Reznor n'a jamais été grand fan de cette musique). Par bien des côtés PHM est même un disque franchement pop, en tout cas dans l'agencement de morceaux concis et sonwritingment très corrects (ce dont Reznor fera d'ailleurs tout pour s'éloigner par la suite). Etonnamment mélodique (surtout lorsqu'on le découvre - comme ce fut mon cas - après Broken et The Downward Spiral), parfois même dansant (!) comme du Happy Mondays (ou... du Pop Will Eat Itself - que Reznor adore et signera plus tard sur son label Nothing), ce premier LP contient déjà en germe tout ce qui fera le succès planétaire de Nine Inch Nails : compositions rageuses en forme d'hymnes (« Head Like a Hole », « Terrible Lie », et « Sin » feront date dès 1989 et restent encore aujourd'hui des moments forts de chaque concert), expérimentations soniques ambitieuses (« Ringfinger », qui quoiqu'un peu daté en 2008 n'en demeure pas moins particulièrement fouillé) et approche quasi-existentialiste de la musique - à mi-chemin entre The Cure et Prince (autres influences revendiquées).

Le résultat est au final assez déroutant - même avec presque deux décennies de recul. Quand beaucoup de premiers albums d'artistes cultes surprennent a posteriori l'auditeur les ayants découverts via le reste de l'œuvre, celui-ci est au contraire parfaitement raccord avec l'esthétique et la discographie de Nine Inch Nails, comme si dès les premières de notes de « Head Like a Hole » la suite de l'histoire avait d'ores et déjà été écrite. Rétrospectivement on se demande à quoi ont servi les quatre (!!!) producteurs sur ce disque, dans la mesure où l'on retrouve déjà la patte tout à fait singulière de la paire Reznor/Flood. La seule véritable différence musicale entre PHM et ses successeurs réside par conséquent dans la concision pop susmentionnée... et dans le traitement : Pretty Hate Machine est un album presqu'exclusivement synthétique, ce qui n'a pas manqué de lui filer quelques ridules ici ou là. Mais peu importe : il reste aujourd'hui particulièrement excitant, se suffisant à lui-même et renfermant de très, très grands moments (l'intro poisseuse de « Sanctified », la pureté de « Something I Can Never Have », la puissance de « That's What I Get »). Le premier d'une jolie suite de chefs-d'œuvres, anonciateur de très grandes choses... surtout comparé aux premiers opus des icônes du panthéon reznorien (qu'il s'agisse du Remission de Skinny Puppy ou du très moyen With Sympathy de Ministry).


👍👍👍 Broken (mini-album, 1992)

J'ai donc décidé que Broken était un mini-album, même si le terme n'existe pas vraiment. C'est que les amateurs sont particulièrement divisés sur ce point : s'agit-il d'un LP ou d'un EP ? De par sa durée très courte (six à huit titres selons les éditions - dont deux faisant moins de deux minutes) et la manière dont il a été présenté à sa sortie on penche plus volontiers pour l'EP. Mais personne parmi ceux qui connaissent ce disque n'aurait le cœur à le classer dans la même catégorie que (par exemple) Things Falling Apart. Car Broken, non content de ne proposer que des morceaux écrits pour l'occasion, développe son propre son, sa propre cohérence et même sa propre esthétique. Aussi succint soit-il il ne peut être vu que comme une œuvre à part entière - et non des moindres. Alors va pour le mini-album.

Dans les notes de pochettes, Trent Reznor remercie le groupe de la tournée dantesque qui vient de s'achever, soulignant que ces musiciens (sans plus de précisions... ce qu'on comprendra vu que dès cette première sortie Nine Inch Nails va connaître de sacrés changement de line-up) ont eu une influence considérable sur le disque. On le croit bien volontiers tant Broken est dans la droite ligne des enregistrements de la tournée 89-91. On le croit d'autant plus qu'il y a un réel fil conducteur reliant ce disque au premier album de Filter, groupe plus tard monté par le guitariste de NIN de l'époque (l'inénarrable Richard Patrick). Reste que c'est seul avec Flood que Reznor va enregistrer ce disque tout à fait particulier, qu'on pourrait presque envisager comme une sorte d'antithèse de Pretty Hate Machine.

On a coutume de dire que Broken est l'œuvre la plus violente de Trent Reznor. J'avoue avoir pour ma part un peu de mal à me prononcer. Dire un truc pareil serait considérer que The Downward Spiral est écoutable par n'importe quelle paire d'oreilles, ce qui n'est bien entendu pas le cas (pas sûr que votre petite sœur fan de Tokio Hotel puisse supporter dix secondes de « Mr Self Destruct »). C'est en tout cas le plus abrasif - pas de toute là-dessus. Dense et dépourvu du moindre temps mort, il prend le contrepied total du tout synthétique de Pretty Hate Machine et marque la rencontre de Nine Inch Nails et de la guitare électrique... pour un résultat particulièrement assourdissant ! Concentré de violence et de haine, Broken est une œuvre d'un seul tenant méritant largement le titre de cyber-hardcore (oui, je sais, c'est joli... j'ai hésité avec electrocore...). On imagine que l'enregistrement du disque en secret et les démélés de Reznor avec son futur ex-label TVT ont joué dans tout ça, mais ce serait faire trop d'honneur au patron dudit label que de lui dédicacer l'intégralité de ce monument de violence. La vérité est que Trent est en colère contre la terre entière et que fort heureusement pour elle ça ne lui arrive qu'une fois par décennie. L'intro donne le ton : « Pinion » non seulement tape fort, mais elle fait très peur. Et ce n'est pas « Wish », merveille d'agression indus, qui va changer cette impression de départ. Broken, pour tout dire, n'est qu'une interminable ode au chaos et à la violence dont il ne faudrait surtout pas minimiser la portée sous prétexte qu'il s'agit d'un mini-LP : la plupart des groupes s'inspirant de NIN s'inspirent en fait beaucoup plus de Broken (sans doute plus facile à imiter puisque plus monolithique) que de The Downward Spiral. Le trois premiers albums de Marilyn Manson ne sont-ils pas intégralement contenus dans le seul « Last » ? Rob Zombie ne doit-il pas tout au sulfureux (et pas du tout SM, contrairement à une idée largement répandue par son sensationnel clip) « Hapiness in Slavery » ? Si vous cherchiez une définition au terme indus-metal, Broken devrait vous apporter une réponse satisfaisante...


👍👍 Fixed (EP, 1992)

S'il est loin d'être indispensable Fixed reste un disque important. Trent Reznor y concrétise une vieille marrotte le titillant déjà depuis les maxis Head Like a Hole et Sin, celle de proposer après chaque LP un disque de remixes (ou selon les cas de versions alternatives). Désormais copain avec nombre de remixers de talent il saute donc le pas, proposant non pas le contraire de Broken - plutôt son complément. Comme si toute l'électronique disparue de ce dernier s'était rematérialisée sur un petit frère tout aussi réussi (quoique ne bénéficiant évidemment pas du même effet de surprise). Du coup si Nine Inch Nails n'a jamais sonné aussi metallico-punk que sur Broken... il n'a sans doute jamais sonné aussi electro que sur Fixed. Ecouter les deux à la suite permet même (volontairement ? On peut se poser la question connaissant Reznor...) de comprendre en quoi l'indus-rock (pour le premier) diffère du techno-rock (pour le second).

A peine moins abouti que son prédécesseur, Fixed offre donc quelques remixes pas piqués des vers, à commencer par un « Wish » de neuf minutes lorgnant carrément vers la jungle (rien d'étonnant de la part de J.G. Thirlwell, producteur aussi doué que méconnu pour - entre autres - Lydia Lunch). Mais c'est avec « Throw This Away » (aka « Last »), carrément réengistré par Reznor et l'indispensable Chris Vrenna sous la houlette de Butch Vig, qu'on touche au grand art. On se souvient alors que l'idole absolue de Trent, c'est Bowie. L'homme qui donna au concept d'album de reprises tout son sens. A partir de 1992, Reznor fera de même avec le concept d'album de remixes. Bande-son d'une rave-party gothique qu'on imagine pour le moins torturée, ce disque-là, s'il n'avait pas commis la bêtise de proposer plusieurs versions des mêmes morceaux, aurait presque pu être supérieur à l'album original. Et, peut-être, réconcilier définitivement Reznor avec son cher underground.


👑 The Downward Spiral (album, 1994)

Il est des classic-albums qu'on vénère tout en ayant le sentiment, au bout d'un moment, qu'on ne pourra jamais en dire plus à leur sujet. Et puis il en est quelques uns, plus rares, pour lesquels il y aura toujours quelque chose à dire. The Downward Spiral est de ceux-là. Chroniqué des milliers de fois depuis quatorze ans (notamment sur ce blog), il le sera encore assurément des dizaines de milliers de fois dans les années à venir.

Trent Reznor dit de ce disque qu'il l'a vidé de sa vie. On aura aucun mal à le croire : le second album de Nine Inch Nails fait partie de ces opus dont l'auteur peut difficilement ressortir indemne. Seul quelqu'un de totalement ignare en matière de processus créatif peut s'étonner qu'après cela il ait fallu cinq ans à Reznor pour publier un autre disque (on oublie en effet souvent que les cinq années de silence à venir ne seront pas dûes au seul enregistrement de The Fragile, mais aussi à la dépression qui suivra la fin du Self Destruction Tour). Il n'empêche que tant de souffrance... ça valait la peine : au début des années 80, alors qu'il lanternait en tant que clavier dans des groupes de seconde zone, Reznor rêvait sans doute déjà de signer un jour un disque à hauteur de ses références, Low et The Wall. Passons sur le fait que The Downward Spiral est probablement meilleur que The Wall pour en venir au constat qui s'impose : c'est effectivement dans cette région-là qu'il faut aller chercher. En terme d'impact esthétique le chef-d'œuvre quasi insurpassable de Reznor se situe incontestablement de ce côté. Dès sa sortie, il ne sera d'ailleurs comparé qu'aux grands classiques du rock des années 60/70. A part Nevermind, aucun autre disque des années 90 ne peut se targuer d'être devenu un classique la semaine de sa parution. Oubliés les rapprochements avec Ministry ou les éphémères stars de l'undergound industriel. Désormais NIN joue dans la cour des grands, offrant l'œuvre la plus aboutie jamais réalisée sur l'autodestruction. Injectant une incroyable humanité dans son indus-rock, trouvant le parfait compromis entre ses interrogations soniques et ses questionnements existentiels, Trent Reznor parvient non seulement à s'imposer comme un authentique songwriter (une gageure pour un artiste aussi expérimental et radical) mais aussi à signer le disque le plus bouleversant qu'on ait entendu depuis près de vingt ans. Profond, complexe, sinueux, The Downward Spiral scellera définitivement le destin d'un homme torturé qui n'a pas encore trente ans : Trent Reznor est Dieu - dira un journaliste qui à coup sûr ne se doutait pas que sa phrase ferait date. On connaît la suite : starification, perte de repères, extrême solitude... l'artiste mettra des années à s'en remettre. Et lorsqu'il reviendra, le génie qui avait tout compris ne sera plus compris par personne...


👍👍👍 Further Down the Spiral (EP, 1995)

Comme son nom l'indique, Further Down the Spiral est le Fixed de The Downward Spiral. Son album de remixes ou, pour être plus exact, son extension... et quelle extension ! Si Fixed proposait une relecture maline de Broken, Further Down the Spiral est un quasi album d'une qualité incroyable. Non content d'offrir un morceau inédit signé par Aphex Twin (l'autre pape des musiques électroniques dérangées et dérangeantes) l'objet propose des relectures ayant pour trait commun d'être presque toutes supérieures aux originales !

Coil et J.G. Thirwell sont à nouveau de la partie, et comme sur le précédent opus de remixes c'est ce dernier qui s'en sort le mieux (son « The Art of Self Destruction, Part III » figurant probablement parmi les cinq ou six meilleurs morceaux jamais enregistrés par Nine Inch Nails). Mais la palme de la revisitation lui est ici arrachée de justesse par la paire Rick Rubin/Dave Navarro, qui réarrange « Piggy » de manière aussi déroutante qu'exceptionnelle - en faisant une pépite electro-trash à ne manquer sous aucun prétexte. On a bien du mal à réentendre la version de The Downward Spiral après un tel choc. Constat valant également pour le « Hurt » live présent sur les éditions européennes de l'objet. Lente montée en puissance, le chef-d'œuvre de Reznor meurt sur le larsen final et ne donne qu'une envie : réserver sa place pour le prochain concert du groupe.

Bref : ce disque est exceptionnel, à tel point que l'appellation album de remixes est presque injurieuse le concernant. Et s'il n'a évidemment pas la cohérence d'un LP, il n'en demeure pas moins tout à fait recommandable - quand bien même vous ne connaitriez les modèles originaux.


👑 The Fragile (album, 1999)

Cinq ans qu'on attendait ça. Si contrairement à ce que laisse croire l'agencement de cet article Trent Reznor n'a pas chômé entre 1994 et 1999, il n'en reste pas moins qu'à l'automne 1999 certains n'en pouvaient plus d'attendre la suite de The Downward Spiral. Les mêmes sans doute qui auront été déçu par un double album monumental... n'étant en rien la suite du chef-d'œuvre précédemment cité.

On se posera pourtant quelques questions par rapport à la réception de ce nouvel opus. Car si The Fragile n'est pas le même disque, il n'en est pas si différent que certains ont bien voulu le dire. L'intro de « Somewhat Damaged », réminiscence assez évidente du « Pinion » d'antan, ne laisse guère de place au doute : on est bien chez Nine Inch Nails, et l'on va bel et bien partir en voyage. S'il y a une vraie différence entre les deux chefs-d'œuvre de Reznor, elle est sans doute plus atmosphérique ou thématique (voire même sémantique) que musicale : The Fragile n'est pas un disque sombre, c'est un disque triste. Pour autant ce n'est absolument pas, comme ont pu l'écrire un ou deux fous (ceux-là même qui trouvèrent quelques années après With Teeth trop brutal ?), un disque calme - encore moins mou. Son agression est plus contenue, mieux maîtrisée... plus vicieuse aussi, sans doute. Jouant perpétuellement les balanciers entre contemplation (« The Day the World Went Away », « The Fragile ») et adrénaline (« Starfuckers, Inc. », « No, You Don't »), il offre une palette d'émotions stupéfiante et des audaces de productions tout à fait singulières (l'épure de « The Frail » lorgnant vers Satie, « La Mer » orchestrant la rencontre improbable de Kraftwerk et de la musique contemporaine, ou encore « The Great Below », lancinante comptine évoquant Kid A.. .un an avant).

Certes, c'est long. C'est encore le principal reproche fait au disque à l'heure actuelle. Néanmoins... y a t'il tant de morceaux que ça suceptibles de passer à la trappe ? Si l'on aurait éventuellement pu concevoir de réduire les deux heures de The Fragile à une heure quarante-cinq, un seul CD de 90 minutes eut été inenvisageable. Car c'est précisément sa longueur qui fait tout son charme. A l'inverse des produits de consommation immédiate réclamés par les majors, Reznor s'est entêté à bâtir l'album le plus sinueux et le moins accessible possible. The Downward Spiral nécessitait une dizaine d'écoutes avant d'être complètement assimilé ? Qu'à cela ne tienne : The Fragile en nécessitera le double ! The Downward Spiral était le disque indus ultime ? Puisque c'est comme ça The Fragile sera un album on ne peut plus organique. Et ainsi de suite... On finit par ne plus savoir si Reznor cherche à prendre le contrepied de son public ou bien le sien propre, mais qu'importe : n'en déplaise aux fâcheux, The Fragile est une réussite sur toute la ligne. « The Day the World Went Away », fascinant et crispant enchevêtrement de boucles improbables, en sera le premier simple et la figure de proue. Il représente remarquablement les deux facettes de l'album et donne des couleurs psychédéliques au mal être d'un artiste au comble de l'épuisement nerveux. Parfois abrasif mais jamais frontal, l'album est au final peut-être encore plus résistant (au temps) que The Downward Spiral - ce qui n'est pas peu dire. Près d'une décennie plus tard on peut encore en explorer nombre de facettes... inutile de préciser que peu de disques contemporains peuvent dire autant.