jeudi 3 avril 2008

Octave Mirbeau, Dieu & Maître

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°11]
Contes cruels (1899-1901) & Dingo (1913) - Octave Mirbeau

Ni Dieu ni Maître ?
 
Allons allons : ceci n'est que pour la gaudriole. Nous avons tous des maîtres, sinon des dieux. Moi le premier, même si je ne m'en vante pas. En l'occurrence, il s'agit d'Octave Mirbeau. J'ai toujours trouvé ce nom très peu vendeur. Le découvrant à l'adolescence je me revois encore tout surpris de lire le livre d'un mec s'appelant Octave. Quelle drôle d'idée !


Mon maître - disais-je. Il est probable que vous ne le connaissiez pas. Il est même possible que vous lisiez son nom pour la première fois dans ces pages. Mirbeau n'est plus guère lu de nos jours. Et c'est une honte. S'il y a bien un auteur du dix-neuvième qu'il faut absolument lire... c'est celui-ci. Je bénis presque tous les jours le prof de français qui eut l'idée (carrément originale, pour le coup) de me le faire étudier au lycée. Le même prof d'ailleurs qui m'avait amené à Flaubert. Un type vraiment formidable. Il faudra tout de même un jour que je lui rende l'hommage qu'il mérite. Bref.

Mirbeau, Octave. Voilà un type qui n'avait peur de rien. Je ne pouvais que tomber amoureux de lui : il était aussi dilettante que moi. Dilettante au sens noble du terme : Mirbeau a tout fait - y compris n'importe quoi. Pensez-donc : il a même été éditorialiste conservateur pour remercier quelqu'un qui lui avait mis le pied à l'étrier. Un mec capable d'écrire contre ses propres idéaux par pure amitié ne peut être qu'intéressant - si ce n'est fréquentable. C'est une drôle d'époque, alors. Il y a des courants artistiques forts régentant la vie littéraire parisienne (autant dire au dix-neuvième : la vie littéraire tout court). Il y a des post-romantiques qui écrivent des choses très jolies mais un peu pontifiantes. Il y a des naturalistes qui écrivent des choses très fortes mais un peu pontifiantes aussi. Bientôt il y aura des décadents, qui écriront des choses très jolies et très fortes... vous avez deviné la suite, enfin cela dit pour la décadence, on sera plus tolérant : le poncif était partie prenante du concept.
 
Octave Mirbeau n'appartient à aucun de ces courants. D'ailleurs à l'époque il n'est même pas écrivain, du moins pas au sens où on l'entend. Sa plume chlorhydrique s'exerce surtout dans le domaine polémique, se vendant d'abord au plus offrant avant de s'épanouir au sein des Grimaces, journal satirique tapant sur tout ce qui bouge, qu'il finira par plaquer lorsque celui-ci tombera aux mains du très (trop) puissant lobby antisémite de l'époque. Après deux années passées à la campagne il revient à Paris avec les crocs, Maupassant lui joue « The Eye of the Tiger » et voilà que Mirbeau va devenir en l'espace de deux ans le critique le plus respecté et redouté de tout le pays. Critique, vraiment ? Chroniqueur ? Éditorialiste ? Journaliste ? Mirbeau va se lancer dans tout ça à la fois, simultanément. Libre et sans attaches, passant sans complexes du Figaro au Matin, refusant d'entrer dans les jeux de castes qu'on voudrait le voir rejoindre, rejetant les étiquettes et tirant principalement sur un truc qu'on connaît bien par ici : la connerie humaine. Dans ses contes, entamés à cette époque, il fustige la médiocrité de ses contemporains, l'opportunisme, l'intolérance, avec autant d'humour que de violence. Prenez Desproges, rendez-le deux fois plus virulent, filez-lui un style somptueux... vous aurez ce Mirbeau. Souvent à l'extrême limite de ce qu'on peut dire dans la France de l'époque, il va de procès en procès, les remporte tous et pousse toujours plus loin le sarcasme et la provocation. La lecture des Contes cruels (édition intégrale publiée en 2000) est édifiante : au moins un quart d'entre eux seraient tout simplement impubliable aujourd'hui. Trop corrosifs, trop violents, trop subversifs. Ses divagations sur le meurtre, reconnu d'utilité publique par ses soins, déclencheraient assurément l'ire des censeurs de tout crin.
 
« Lorsque je lis, quelque part, qu'un homme a été condamné à mort parce qu'il a tué, cela me semble toujours une chose extraordinaire et d'une déroutante injustice. Je comprendrais qu'on se refuse à condamner des gens qui refusent à tuer, ce sont des réfractaires au devoir social. Mais guillotiner ceux qui tuent, n'est-ce pas d'un illogisme et d'une prétention qui confinent à la folie, en une société telle que l'ont faite les lois, les habitudes, les éducations, les religions ? »
 
Le ton est donné et bien donné dès le premier texte, et ça continue comme ça pendant deux gros volumes de cinq-cents pages. Ni conteur ni nouvelliste ni chroniqueur, Mirbeau fait du Mirbeau, et avec lui tout le monde en prend pour son grade. Les élites parisiennes comme les mœurs provinciales parfois arriérées, les intolérants en tout genre et les précieux de toute sorte. Pas de quartier ni de prisonniers : les Contes cruels (titre accolé à l'ensemble en 1990 et emprunté à Villiers de l'Isle Adam) poussent l'art de la satire à son paroxysme, dans un style pamphlétaire inimitable. C'est bien simple : à côté de n'importe quelle micro-tribune de Mirbeau le J'accuse de Zola passe pour une rédaction de terminale.
 
Zola, justement. L'ami que Mirbeau soutiendra corps et âme sur le champ de bataille politico-social - mais défiera sur le terrain littéraire. Car l'auteur du Journal d'une femme de chambre (oui, il s'est mis à écrire des romans entre temps, parmi lesquels l'étonnant et - forcément - sulfureux Jardin des supplices), s'il n'en admire pas moins le maître (lui aussi...), exècre le naturalisme et son objectivisme béat. Si la rigueur documentaire appliquée au roman lui a toujours paru intéressante, il est en revanche tout à fait sceptique quant à sa valeur hors du champ de la subjectivité narrative. Pas étonnant, donc, qu'il finisse par inventer... l'autofiction (au sens jaénadien et rothesque du terme - pas façon Angot). Certains offrent généreusement la parenté de ce sous-genre autobiographique à Bloy, soit. Mais Le Mendiant ingrat et les volumes qui suivront (à partir de 1898) n'en demeurent pas moins rédigés sous la forme de journaux intimes. Très romancés, mais journaux quand même. C'est bien Octave Mirbeau qui le premier, dans Dingo, opérera la (con)fusion la plus totale entre le romanesque et l'expérience, entre la fiction et l'autobiographie. L'idée est simple : régler quelques comptes avec quelques empêcheurs de pamphléter en rond, tout en rédigeant une fable philosophique, tout en rédigeant un roman comique. Oui, je dis simple, je veux dire : simple quand on s'appelle Octave Mirbeau. Il va sans dire que pour vous et moi ce serait sans doute un chouïa plus compliqué.

Comme son nom l'indique, le Dingo du livre est un chien. Un dingo, donc sauvage. Et pas du genre commode, on s'en doute. Du genre qui décapite les poules et bouffe les moutons - ou l'inverse selon les jours. Le narrateur l'a récupéré un peu par hasard, un cadeau d'un ami australien (parce que le dingo est un chien australien, paraît-il), et ne sait pas trop quoi en faire. Notez qu'il va rapidement trouver : Dingo est l'arme absolue qui lui permettra de se venger des insupportables ploucs de Ponteilles-en-Barcis. Un petit village - comme par hasard.
 
Inutile d'en dire plus - le texte est très court. Dingo est un jeu de massacre comme vous en lirez peu dans votre vie. Du maire du coin jusqu'au vagabond de passage, personne n'en sort indemne. Enragé comme un dingo, Mirbeau s'auto-allégorise à n'en plus finir, jette son dévolu sur son chien (car Dingo est vraiment le nom de son chien) pour symboliser sa propre impuissance (il est en train de devenir importent et mourra d'ailleurs peu après) et acquiert définitivement son statut d'infirmier de garde de la connerie humaine (car lui arrive toujours quand c'est trop tard). La radioscopie de la petite bourgade de province est un art délicat. Mirbeau (un peu aidé par son disciple Werth, qui écrit les deux derniers chapitres) y excelle. D'un postulat d'ado aux yeux embués par Flicka (Bouh... de toute façon je préfère les animaux aux hommes !) il a fait un chef-d'œuvre - peut-être la plus grande œuvre satirique de tous les temps (à égalité avec Les Lépillier de Lorrain - dans un traitement similaire mais un registre différent voire antagoniste).
 
De nos jours on emploie tous très facilement le terme corrosif pour désigner le premier connard venu capable de faire une vanne potable sur le Président. Même Anne Roumanoff est devenue corrosive. C'est vous dire s'il est urgent de lire Octave Mirbeau. En plus vous n'avez même pas de bonne excuse pour ne pas le faire : l'intégralité de son œuvre romanesque est téléchargeable gratuitement sur ce site. Et les contes, chroniques et autres réjouissances au format court sont disponibles dans n'importe quelle bibliothèque digne de ce nom...

Quoi ? Pas la vôtre ? Changez-en : elle ne vous mérite pas.

 
Deux autres livres pour découvrir Octave Mirbeau :

Le Jardin des supplices (1899)
Les Vingt-et-un jours d'un neurasthénique (1901)