jeudi 31 janvier 2008

Plus fort que lui. Qu'eux tous.

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°6]
Mystic River - Dennis Lehane (2001)

Relire un livre qu’on a adoré est toujours une épreuve. Cela ouvre parfois la porte à une amère déception, d’autres fois à une excitation hors du commun. La plupart des gens ne pratiquent pas la relecture et développeront à ce sujet tout un argumentaire contre on ne peut plus respectable, néanmoins je ne serai pas si péremptoire. Certaines relectures sont inutiles, d’autres détruisent le souvenir de la première… et d’autres encore le transcendent. Quoiqu’il en soit cela mérite toujours une réflexion préalable. Je sais que pas mal de gens trouvent que je fais trop de relectures, au détriment d’œuvres que je n’ai jamais lues. Mais les choses sont plus compliquées que ça, de mon point de vue : d’abord parce que ma vitesse de lecture (on ne va pas y revenir) m’autorise le luxe de relire ; ensuite parce que je ne choisis pas mes relectures au hasard, il se passe parfois plusieurs mois entre le moment où j’ai envie de relire un bouquin et celui où je le fais vraiment, mois durant lesquels j'évalue les risques de cruelle désillusion. Ca ne se fait pas n’importe comment, et au final… pourquoi pas ? Vous réécoutez bien les disques, non ? C’est somme toute logique, à moins de croire que vous aurez fait le tour du Ring de Wagner à la première écoute (auquel cas vous n’êtes même pas des génies tout simplement parce que ce n’est pas possible – par conséquent c’est que vous n’existez pas). Vous revoyez même sûrement des films. Vous avez sûrement déjà acheté des DVDs de films que vous aviez vus et adorés, et la possession de ces DVDs signifie que vous comptez quand même les revoir un jour, sinon vous feriez comme moi : vous les emprunteriez.

Pourquoi alors ne pas faire pareil avec les livres ? Parce que lire un livre prend plus du temps et que vous préférez employer ce temps à lire des choses que vous n’avez jamais lues ? Je vous l’accorde. Cela dit si l'on considère le pourcentage de chefs-d’œuvre qu’on lira dans une vie, ou même juste de très bons livres – de ceux qui nous marquent vraiment… dans une année je lis trois fois plus de livres pas forcément mauvais mais oubliables que de livres dont je me souviendrai dans cinq ans, d’ailleurs il m’arrive d’en oublier réellement... Alors oui, je crois que je préfère relire cinq fois Mystic River plutôt qu’une seule page du dernier Beigbeder.

« On rêve tous de vivre un drame. Pas de celui des factures impayées et des disputes domestiques. Non. Ce drame là était tout à fait réel, et en même temps, il dépassait toute réalité. »

Je l’avais lu il y a longtemps, au moment de sa sortie. Je ne l’ai jamais oublié, en revanche j’ai laissé l’auteur de côté. Sans raison, juste parce que je n’y ai plus pensé. Parce que Mystic River , quelque part, me suffisait. Et aujourd’hui que je connais beaucoup mieux Dennis Lehane… j’ai confirmation de cette sensation : il s’agit non seulement du meilleur livre que j’ai lu de lui, mais surtout il s’agit manifestement d’une œuvre-somme, d’un concentré sur cinq-cents pages de toutes ses obsessions et de tout son talent. Ma seconde lecture fut un prolongement presque naturel de la longue et passionnante réflexion amorcée il y an par Gaëlle, qui me convainquit alors de me plonger complètement dans l’œuvre de Lehane (avec Prayers for Rain , puis Shutter Island et enfin A Drink Before the War - le reste suivra sous peu). Je ne saurais trop vous recommander d’apprendre par cœur ce billet, qui réussit la performance proprement ahurissante de tout dire sur Mystic River… sans parler une seule fois de ce livre ! A tel point que je pourrais quasiment reprendre chaque argument développé par Gaëlle en y accollant une illustration extraite de ce roman-ci – ce que je ne ferai évidemment pas même si ma paresse naturelle le préconise.

Toujours est-il que je relisais Mystic River avec l’inquiétude de ne pas autant l’aimer qu’il y a six ans… et que j’en suis sorti avec la conviction qu’il avait désormais sa place dans Mes livres à moi (et rien qu’à moi), rubrique à laquelle il n’était pas du tout destiné initialement. Sa construction en est étourdissante : le film (grandiose) de Clint Eastwood me l’avait fait oublier, mais Mystic River n’est pas une seule histoire – plutôt trois qui s’entre-mêlent. Trois histoires pour trois gosses qu’on attrape ados, en 1975, et qu’on ne lâchera plus jusqu’au plus ahurissant des finals. Dave, Jimmy, Sean, ados comme les autres dont les vies vont basculer – mais pas précisément au même moment comme le laisse croire le film.

1975, donc : deux types se faisant passer pour des flics les interpellent un soir. Ils embarquent Dave, qu’on ne reverra plus pendant quatre jours. Il réapparaîtra subitement, prétendant s’être échappé. On ne saura jamais vraiment ce qui lui est arrivé. Quelque chose d’assez traumatisant, manifestement, pour le couper complètement du monde – et donc de ses deux copains. Ces passages, réduits à peau de chagrin dans le long-métrage, sont absolument admirables sous la plume de Lehane, qui croque en finesse les peurs enfantines, la rage adolescente, la perte de soi. Sensationnel.

Le temps fait son œuvre, les trois ados se perdent plus ou moins de vue, deviennent adultes, se marient, Sean divorce, Jimmy perd sa femme alors qu’il est en prison… chacun avance à sa manière, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à nouveau en présence les uns des autres. Un matin Katie, la fille de Jimmy, disparaît. Sean est devenu un flic taciturne bordel-line, il enquête sur l’affaire. L’aventure de 1975 revient rapidement sur le tapis : ce drame d’autant plus traumatisant qu’ils en ignorent les tenants et aboutissants a fini par gommer tous leurs autres souvenirs d’amitié. Et il trouve bien sûr son écho dans le drame qui les réunit à nouveau – Dave ne tardant pas à les rejoindre.

On n'en dira pas plus – ça n’aurait aucun intérêt. L’intrigue s’éparpille ensuite en de multiples ramifications, cela dit à ce stade le ver est déjà dans le fruit. Et ce ver c’est (bien sûr) celui de la violence, qui monte d’un cran à chaque page. Fascinant Lehane qui transmet sa propre fascination pour la naissance de cette violence, le dépôt d’un germe dans le passé qui explose au grand jour au présent. C’est moins ce qu’a vécu Dave en soi qui l’a amené à devenir une boule de colère sourde que ce qui a suivi le drame indicible : le silence, l’incapacité pour la parole de se frayer un chemin, l’enfermement en soi-même.
Lehane étant encore trop jeune pour que ses obsessions soient déjà devenues de vieilles marottes, il joint le geste à la parole en faisant gronder la ville… je me suis étonné en lisant cela que personne n’ait remarqué ce détail : j’ai vu beaucoup d’articles sur la ville, Boston et sa banlieue pourrie, dans l’œuvre de Dennis Lehane, mais aucun qui note cette obsession pour la ville qui gronde, la ville à deux doigts d’exploser, la ville qui se révolte contre l’ordre incarné par une police ne tenant plus grand-chose. Dans au moins trois histoires de Lehane cette tension de la communauté est palpable ( A Drink Before the War , Gone, Baby Gone et donc celle-ci), et ici elle se traduit par une narration en vrille, ricochant d’un personnage à l’autre avec une espèce d’inéluctabilité qui rappelle par instant la tragédie antique : unité de temps (une poignée de jours à partir de 2000), unité de lieux et surtout… on s’aperçoit rapidement que la valse aux alliances des Flats a mis un peu tout le monde dans le même bâteau, qu’à part Sean – l’intrus enquêtant – tous les autres appartiennent à peu de choses près à la même famille consanguine et dévastée par la mort de Katie. Et ils subissent une espèce de mécanique implacable, de pression sautant un cran à chaque étape : disparition, découverte de la voiture, découverte du corps, début de l’enquête, enterrement… chaque cran est un pas de plus vers le chaos – émeute ou vendetta (ça vous rappelle quelque chose ? Rassurez-vous : c'est normal). On voit arriver l’explosion de violence à des kilomètres… même le lecteur qui pensait lire un banal polar se doutera rapidement que la résolution de l’enquête ne passera pas vraiment par des voix traditionnelles. Et d’ailleurs que peuvent les deux flics face à la douleur de Jimmy et de sa clique ? Que peuvent-ils contre la haine ? Rien : Sean le gentil policier se fera dépasser par les évènements en moins de deux, spectateur impuissant d’une enquête qui lui aura totalement échappé et aura ravivé en lui bien des fêlures.
Vertigineux, donc. Et remarquablement écrit, trop peut-être : Lehane a un style tellement sensationnel qu’il donne à une grande majorité de ses admirateurs l'impression que la plupart des polars sont mal écrits. C’est ce qui s’appelle transcender un genre, et c’est plutôt une qualité. Le revers de la médaille c’est qu’aujourd’hui, comme tout lecteur de Mystic River et de quelques autres… j’en suis à chercher désespérément, fiévreusement un truc qui soit aussi fort que Lehane

…je risque de chercher longtemps.



Trois autres livres pour découvrir Dennis Lehane :

Darkness, Take My Hand (1996)
Gone, Baby Gone (1999)
Shutter Island (2003)