samedi 26 mai 2007

Leonard Cohen - He's Our Man

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C'est l'histoire d'un type que rien ne prédestinait à être chanteur et qui par la force des choses deviendra (à égalité avec Dylan) le songwriter par excellence.

On a tendance à l’oublier, mais avant de devenir l'un des folk-singers les plus importants de tous les temps, Cohen a été un brillant écrivain. C'est pourtant ce qui lui a valu d'être pris au sérieux par l'intelligentsia culturelle à ses débuts : lorsque son premier album, simplement intitulé Songs 6f Leonard Cohen, est sorti en 1968, il avait déjà douze années de carrière littéraire derrière lui, dont quatre recueils de poésie et deux romans.


Né en 1934, Leonard Cohen n'est pas comme on le croit souvent américain, mais québécois. Originaire de Westmound, quartier anglophone de Montréal0 il a d’abord rencontré un succès d’estime avec ses premiers recueils jusqu'à la publication de son second roman, Beautiful Losers (1966) qui lui assure enfin une authentique reconnaissance et le voit même comparé à James Joyce (excusez du peu). C’est paradoxalement cette consécration littéraire qui l’amènera à la musique : soucieux de s’attirer les faveurs d’un auteur pleinement en phase avec l’époque hippie, les jeunes pousses des scènes folk et psyché le contactent rapidement pour qu’il leur écrive des morceaux. Lui qui compose depuis l’adolescence se décide à sauter le pas en 1967, par sympathie pour Judy Collins… et lui offrira sur un plateau sa plus belle chanson (à elle), « Suzanne », premier classique de Leonard Cohen avant même qu’il l’ait chantée. Impossible de résister dès lors aux sirènes de la gloire : à la première offre de Columbia il accepte d’enregistrer un disque – tant pis si quelques mois auparavant il clamait être un peu vieux (trente-quatre ans) pour se lancer dans une nouvelle carrière.

Cette histoire peu commune débouchera sur Songs of Leonard Cohen (dont le titre n’a rien à voir avec la sobriété : son visage étant inconnu à l’inverse de son nom, Columbia voulait que l’objet soit immédiatement identifiable !), soit donc un des deux ou trois meilleurs debut-albums de tous les temps. Totalement libre de faire ce qu’il lui plaît, le poète s’amuse à nager à contre courant, fait dans le minimalisme en réponse à la démesure psychédélique qui déferle à l’époque et privilégie le texte sur la musique. En dépit des efforts de multiples suiveurs, on n’a toujours pas fait mieux dans le genre que « Suzanne » (bien sûr) ou « Master Song ». C’est bien simple : sur ce premier album quasiment tous les titres sont des classiques. « Sisters of Mercy », « Winter Lady » et le toujours charmant « So Long, Marianne » (seul titre vraiment jovial de l’ensemble, idéalement placé au centre de l’édifice)… bref : vous aurez noté avec cette brève énumération que les trois chansons les plus connues de Cohen figurent sur le même disque – c’est dire la qualité de la bête. D’autant que les morceaux les moins rebattus (« Hey, That’s No Way to Say Goodbye », « Teachers Song ») sont loin de dépareiller…

Le succès ne pouvait que suivre, séduisant le monde entier et réconciliant l’intelligentsia avec le public le temps d’une poignée de chansons simples et vitales. Car Cohen, plus sobre et sans doute plus présentable qu’un Dylan, est surtout un intellectuel adoubé par ses pairs. Pas étonnant qu’à partir des années 80 ce soient principalement les lecteurs de Télérama qui lui fassent un triomphe… souvent déplacé : réécouter ces deux premiers albums aujourd’hui réédités permets de réaliser à quel point l’austérité et la sophistication prétendues du poète sont toutes relatives. Avec une définition bien à lui du lyrisme (transcrit plus par les mots que par l’interprétation), il a tout simplement donné à la musique de l’époque ce qui lui manquait depuis un bon moment : le sens de l’épure. Dynamitant le tout avec sérénité et ouvrant la voix pour les générations suivantes, les Tom Waits, les Nick Cave ou plus proche de nous un Stuart A. Staples.


Si Songs of Leonard Cohen est un inaltérable chef-d’œuvre réédité cent fois, le reste de sa discographie n’a cependant pas reçu les mêmes honneurs. Et Songs from a Room, qui ressort aujourd’hui dans un superbe package, avait bien besoin d’un petit lifting tant son son semblait poussiéreux, étouffé. Sur le vinyle de l’époque, déjà, on avait l’impression que Cohen chantait à trois mètres du micro. Sur les précédentes remasterisations, c’était encore pire. Désormais, le second épisode de l’épopée peut enfin être apprécié à sa juste mesure – et donc être réévalué. C’est sans doute dans l’œuvre un disque finalement plus important que le précédent… tout bêtement parce qu’il est le premier véritable album de Leonard Cohen en tant que musicien et non plus seulement auteur chantant ses textes. La différence se sent notamment dans les arrangements – beaucoup plus fouillés, et les structures des morceaux – bien plus ambitieuses. Si le résultat final est un poil monotone par moment et sans doute moins abouti que l’album de 1968, il n’en reste pas moins que c’est précisément sur ce disque que Cohen affine son écriture tout en affirmant son style. Il y met notamment au point cette scansion si particulière, à la fois sensuelle et traînante, qui deviendra rapidement sa marque de fabrique et trouve sa première incarnation sur le classique inaugural : « Bird on the Wire ». Un peu plus loin, « The Story of Isaac » et « The Old Revolution » se révèlent des morceaux très fouillés, très produits sous leurs dehors minimalistes, et construits autour du texte de manière presque biblique (c’est à dire en forme de versets). Ils préfigurent manifestement quelques chefs-d’œuvres à venir sur les albums suivants, les « Avalanche », « Famous Blue Raincoat » et autres « Who by Fire », qui constituent la crème de la crème du répertoire cohénien.

Enfin, un disque de la période folk de Cohen ne serait rien sans ses hymnes. Fournisseur de manifestes poétiques, Leonard assène donc ici « The Partisan », « The Butcher », « You Know Who I Am »…qui firent se pâmer des générations entières et sont encore régulièrement repris par les plus grands.

Qu’ajouter à tout cela ? Le premier album est indispensable, le second un poil moins abouti mais passionnant. Le troisième est le chef-d’œuvre de son auteur, et il est également réédité cet an-ci. Mais laissons-le de côté pour l’instant : sa chronique est prévue de longue date dans Mes disques à moi (et rien qu’à moi).


👑 Songs of Leonard Cohen (1968)
👍👍👍 Songs from a Room (1969)
Leonard Cohen | Columbia, 1968 & 69