vendredi 30 mars 2007

Your Ugly Band Is Going to Hell

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°65]
Raw Power - The Stooges (1973)

Les hasards du tirage sont parfois cruels : devoir chroniquer Raw Power à l’heure où paraît The Weirdness, opus d’une reformation certes sympathique mais décevante (forcément décevante), c’est presque comme de s’amuser à comparer le meilleur album des Hives au pire album des Stones… Les Stooges, à n’en pas douter, viennent de publier l’un des meilleurs albums de rock qui tache de l’année 2007. Ce ne sont quand même pas les Arctic Monkeys qui vont faire mieux, faudrait quand même voir à pas déconner. Le problème, c’est que publier le meilleur album de rock qui tache de 2007, quand on s’appelle The Stooges, c’est tout au plus le minimum syndical. Alors forcément, parler de Raw Power, meilleur album de rock dur de tous les temps, au moment où paraît ce The Weirdness certes sans fioritures mais surtout sans finesse, ça fait tout drôle.

Comment quatre branquignols qui savaient jouer encore moins bien que les Pistols ont-ils pu en arriver là ?... On n’arrivera sans doute jamais à l’expliquer. Les trois albums des Stooges (putain : va falloir s’habituer à écrire à présent : « les trois premiers » - ça fait quand même bizarre) sont sans doute les trois disques les plus importants de leur époque, ou pas loin. Chacun a son favori, et c’est sans doute le seul groupe de tous les temps qui vous permettra de glisser dans votre sélection n’importe quel album sans qu’on vienne vous le reprocher. Vous pouvez mettre le premier, le second, le troisième… les fans ne seront pas forcément d’accord, mais ils respecteront votre point de vue sans vous incendier comme les fans d'autres artistes. Car à la vérité les trois sont différents, les trois sont également géniaux, les trois sont tout aussi indispensables. Il est même probable en fait qu’ils ne puissent se définir que les uns par rapport aux autres et n’aient pas du tout le même sens lorsqu’on les séparent. En somme, les trois (« premiers » - argh !) albums des Stooges forment une trilogie rétrospective quasiment indissociable, à tel point que j’ai sincèrement hésité à sélectionner les trois d’un coup. D’ailleurs je ne serais pas surpris d’apprendre que les blogueurs musicaux amis appréciant le groupe (mais qui ne l’aime pas ?) ont pour la plupart non pas un album référence, mais les trois – l’intégralité de la carrière des Stooges de 1968 à 1975 étant en soi la référence.
 
Alors lequel prendre ? Tout choix de ce genre s’avère fatalement subjectif… pour Iggy & The Stooges, ça relève carrément du crève-cœur. The Stooges suinte l’ennui, les hormones qui travaillent, sent bon le bordel et adrénaline. Il renferme une série de titres tous indispensables, dont « No Fun » (bien sûr), « 1969 » (of course), « I Wanna Be Your Dog », évidemment. C’est souvent l’album préféré des gamins lorsqu’ils découvrent ce groupe dément – et de fait ce fut longtemps mon préféré. Fun House passe du bordel au chaos, un genre de magma sonore massif et grondant, beaucoup plus complexe qu’on a voulu le dire sans pour autant négliger les standards qui cartonnent : « Down in the Streets », « I’m Loose », « TV Eye »… C’est généralement le préféré des rocks-critics – de fait il se prête si bien à l’analyse que je serais sûrement ravi de le décortiquer si telle était ma profession…
 
 
… enfin il y a Raw Power le bien nommé. Raw Power, le majestueux troisième album, premier et dernier détenteur d’un rock atomique qui, de fait, atomise hard rock, metal, punk et tout ce que vous voudrez. On peut même se demander comment ses auteurs ont après ça osé publier d’autres disques agressifs… Rotten, lui, aura eu l’intelligence de ne plus toucher au rock après Never Mind the Bollocks.
 
Raw Power, c’est l’album qui rend caduque à peu près tous les qualificatifs généralement utilisés pour définir le rock abrasif. Vous savez, les « déflagration », « nucléaire », « sismique », bref tous ces termes à la con-là, que je ne suis jamais le dernier à employer par ailleurs. Raw Power, c’est l’album qui oblige le chroniqueur à inventer un langage rien que pour lui, quoique des images ou des sons soient probablement plus parlants. Raw Power, c’est ce disque tellement fabuleux qu’il existe non pas en une, mais en deux version ! L’originale avec mix de Bowie et la version remixée (débridée, comme le dit à juste titre Nicolas Ungemuth dans sa bio du groupe) par Iggy Pop il y a une poignée d'années. Les deux sont fabuleuses, totalement complémentaires… le problème c’est qu’hormis ceux qui comme quoi avaient l’édition d’origine en vinyle avant le remix, je ne connais plus grand monde qui possède l’édition Bowie (sinon en CD remastérisé, mais ce n'est déjà plus le même truc). Pourtant contrairement à ce que clama le Pop pendant plus de vingt ans, son mix n’était pas si moche. Mixé tout dans les aigus, certes. Ça donnait un côté scies stridentes qui balayaient derrière les oreilles de l’auditeur sur certains titres et tronçonnaient les rythmiques sur d'autres… rien cela dit de foncièrement désagréable donc (sauf si vous n’aimez pas aller chez le coiffeur). D’ailleurs Raw Power n’a pas attendu d’être remixé pour marquer son temps, ce qui devrait définitivement clore le débat quant à la prétendue nullité du mix initial (jamais vu un disque au mix foiré devenir un classique, moi). Mais il est certain que la version débridée, la plus courante aujourd’hui, n’a rien à envier à la première. Le résultat y est simplement monstrueux, du genre qui explose dans les enceintes dès la première note de « Search & Destroy » (encore un titre idéalement choisi)… rythmique rouleau-compresseur, l’Iguane éructe… peut-être bien que le rock'n’roll entier pourrait se résumer par ce seul morceau. On a l’impression qu’il y a trois guitares, que le batteur à des massues à la place des bras et que le bassiste se cale sur la voix… en fait il n’y a qu’un seul guitariste (The Skull, tellement bon qu’il finira par abandonner la musique pour devenir ingénieur informatique !), Scott Asheton est mentalement ravagé et Ron Asheton a été contraint et forcé de se mettre à la basse sous peine de ne jamais réintégrer le groupe. A entendre son jeu, on peine à croire que ce mec a été retenu par la légende pour ses talent de… guitariste (soit, la basse était son premier instrument).
 
« Search & Destroy » a ceci de magnifique que c’est, en plus d’une intro parfaite à un disque aussi pugnace, une chanson qui s’écoute dans n’importe quelles circonstances. Parce que les Stooges, et c’est bien entendu pour cela qu’ils sont supérieurs au tout venant du rock énervé de l’époque, dégagent quelque chose de plus. Comme les Doors ou le Velvet en leur temps. Le morceau le plus symptomatique de ça étant à coup sûr « Gimme Danger », ballade pour le moins… dangereuse. Un titre totalement hanté par la voix d’Iggy Pop, sombre, menaçante comme jamais. Le principal reproche fait à cet album est que c’est déjà presque un album solo d’Iggy Pop (il a tout composé avec Williamson, comme sur son Kill City à venir deux ans plus tard), marquant une main basse totale sur un groupe qu’il n’a – on a tendance à l’oublier – pas formé de toute pièce. Peut-être, d’un autre côté que serait Raw Power sans ses vocaux épileptiques (« Shake Appeal ») et son timbre exhalant le vice et la noirceur (« I Need Somedy ») ? On pourrait sans doute en dire autant pour chaque membre du groupe (quoique je ne sois pas persuadé que cela vaille pour Scott Asheton), il n’empêche que l’aura toute à la fois sombre, rageuse et exubérante de l’album tient en grande partie au charisme furieux d’un Iggy Pop qui ne retrouva jamais un alter ego aussi parfait que Williamson. Lequel James « The Skull » Williamson, plus inventif et plus technique que Ron Asheton, entraîne le groupe dans des contrées où il n’aurait sans doute jamais foutu les pieds (le heavy hypnotique de « Penetration » ou la quasi-jam furieuse de « Death Trip »). Lorsqu’il ne se contente pas d’arroser à tout va – ce qu’il sait encore faire le mieux : a-t-on jamais entendu chanson plus dévastatrice que « Your Pretty Face Is Going to Hell » (variation à la Iggy sur Mignonne allons voir si la rose… – ceci n’est pas une blague) ? A-t-on jamais entendu plus sexy que ce « Raw Power » viscéral et irrésistible (sur lequel faudra quand même que j’essaie un jour de faire l’amour) ?
 
Ah non vraiment… Raw Power, c’est quelque chose. Tellement « quelque chose » que pour une fois j’ai parlé d’un album sans évoquer la bio de l’artiste, alors même qu’il y a peu de bios que je connais aussi bien.
 
Comme de juste, ça ne veut plus dire grand chose d’évoquer les Stooges aujourd’hui. Enfin disons que ç'a moins de sens à mes yeux. Quand je les ai découverts (ébahi, bien sûr, évidemment) il y a un peu plus de dix ans, j’étais comme fou, c’était un monde englouti qui s’ouvrait à moi. Hormis une poignée d’irréductibles et quelques rock-critics, tout le monde les avait oubliés. L’ouragan revival étant passé par-là, c’est devenu de bon ton d’aimer le groupe que si peu jusqu’alors avaient apprécié, et il n'y a plus grand-chose à réhabiliter pour l'heure (peut-être réhabilitera- t-on The Weirdness dans dix ans, qui sait ?)… moi, ça me fait un peu comme pour Daniel Darc , d’en parler alors que tout à coup la mode les a retrouvés : j’ai l’impression qu’on m’a volé mes idoles.
 
La bonne nouvelle, c’est qu’on ne me volera jamais mon Raw Power. Je ne le laisserai pas faire, pas question. Je ne prête pas Mes Disques A Moi – c’est pour ça qu’ils sont Rien Qu’A Moi.
 
Celui-ci est tout en haut du Top. Non pas un première place, mais en numéro zéro : l’alternative, c’est Pas de Raw Power, pas de rock'n’roll.
 
 
Deux autres disques pour découvrir les Stooges :
 
The Stooges (1969)
Fun House (1970)