jeudi 1 mars 2007

Milan Kundera - Le Retour au Désert

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« Disons que la vie humaine est longue de quatre-vingts ans. C’est à peu près pour cette durée que chacun imagine sa vie. […] On se rend rarement compte que le nombre d’années qui nous est imparti n’est pas qu’une simple donnée quantitative […] Celui qui pourrait vivre, dans toute sa force, deux fois plus longtemps, n’appartiendrait pas à la même espèce que nous. Rien ne serait plus pareil dans sa vie, ni l’amour, ni les sentiments, ni la nostalgie, rien. Si un émigré, après vingt ans vécus à l’étranger, revenait au pays natal avec encore cent ans de vie devant lui, il n’éprouverait guère l’émotion d’un Grand Retour, probablement que pour lui ça ne serait pas du tout un retour, seulement l’un des nombreux détours sur le long parcours de son existence. »

L’ignorance du titre, c’est celle du pays, des origines. Lorsqu’après des décennies de vie en France le mari d’Irena lui annonce joyeusement que leurs bureaux vont ouvrir à Prague, la ville où elle est née, un malaise se crée, latent. Parce qu’Irena n’a aucune envie de rentrer en République Tchèque. Parce que ce n’est pas (ou n’est plus) son pays. Pour elle, la prise de conscience est aussi brutale que douloureuse : personne n’a jamais considéré que la France pourrait être son pays. Pire encore : en tant qu’exilée politique, la normalité pour elle semble être d’être malheureuse de cet éloignement – ce qu’elle n’est assurément pas. C’est donc de mauvaise grâce qu’elle retrouve la ville de sa jeunesse, une ville qui semble l’avoir toute autant oubliée que ses amis d’alors. Son constat et sa détresse rejoignent ceux de Josef, Tchèque exilé au Danemark depuis des lustres : non seulement le pays dont ils viennent ne leur appartient plus, ne les comprend plus ni ne les reconnaît, mais encore ce Grand Retour bouleverse-t-il chaque micro parcelle de leur vie…

Il y a dans ce roman, le dernier en date de Kundera, un souffle incroyable, un suspens digne des plus grands thrillers. Quelques pages suffisent pour s’attacher aux destins aussi tragiques que banals d’Irena et de Josef, perdus au milieu d’un nulle part qu’ils connurent autrefois et qui aujourd’hui leur échappe totalement. Rarement la plume de Kundera aura été aussi sensible, fine, presque humble. L’auteur épouse les destinées de ses personnages sans autre but que de les rendre crédibles, les remettant en perspective juste ce qu’il faut… et le lecteur le suit. Immanquablement. Car L’Ignorance est sans doute à ce jour le roman le plus achevé de Kundera, en cela que pour la première fois ses digressions historico-philosophiques sont totalement digérées. Contrairement à d’autres livres où elles passent presque pour des ajouts (L’Immortalité, par exemple), elles sont ici totalement intégrées à un tout romanesque passionné et passionnant qui ne laissera aucun lecteur indifférent. Avec des personnages criants de vérités, échos à l’auteur, échos à chacun d’entre nous, et des interrogations simples et pertinentes moins sur l’exil que sur un sujet qui nous touche tous au plus profond de nos êtres : l’identité. Comme si la littérature de Kundera, parfois si dense, si complexe et si effrayante, s’était humanisée au fil des décennies. De ce point de vue littéraire et stylistique, L’Ignorance est sans aucun doute le plus grand roman de son auteur : on le lit avidement, et on se laisse porter avec bonheur par un récit sans le moindre temps mort et néanmoins terriblement riche.

En somme le quatrième de couverture dit tout :

Un style magnifique, un roman inoubliable.

Tout au plus me permettrai-je d’ajouter : un chef-d’œuvre.


👑 L'Ignorance 
Milan Kundera | Feryane, 2003