mardi 7 novembre 2006

N'écoute pas les idoles (enfin pas trop)

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°53]
Nijinsky - Daniel Darc (1994)

En 1994, j’ai décidé que Daniel Darc serait mon idole. Je trouvais que le mec qui essayait de se suicider sur scène (telle que l'indiquaient certaines légendes rock'n'roll), c’était vraiment trop romantique. J’étais jeune, un peu naïf, et je n’avais pas conscience que toute l’œuvre de mon héros était une interminable ode à la vie.
 
Plus tard j’ai rencontré mon héros. Il ne faut jamais rencontrer ses héros. Il ne faut jamais rencontrer ses héros. Jamais croiser ces gens qui ont su, sans le savoir et sans le vouloir, nous toucher au plus profond de notre être, changer notre vie de manière considérable alors qu’ils pensaient sans doute ne faire que leur truc, dans leur coin, en espérant que quelqu’un les écouterait. Il ne faut jamais rencontrer ces gens non parce qu’on se fait des films (ce n’est pas forcément le cas), juste parce qu’ils n’en ont pas conscience. Ils n’ont pas conscience qu’ils ont chanté pour vous des centaines, des milliers de fois. Qu’ils ont accompagné vos ruptures et vos parties de jambes en l’air, la naissance de vos gosses et vos vacances, la mort de gens que vous aimiez ou simplement les moments où il ne se passait rien de particulier, mais où ils étaient là quand même. Il ne savent pas cela, ou du moins croient le savoir sans en prendre la mesure, car si c’était le cas cela les accablerait totalement. Daniel Darc, je l’ai interviewé deux fois, en 2004 et 2005, et il m’a fait carrément peur. Vraiment. Il se dégageait de lui une aura menaçante, comme si la mort et le danger lui collaient en permanence à la peau. Quand je me suis retrouvé face à lui, j’ai frissonné, et ce n’était pas uniquement parce qu’il avait le visage fermé et n’articulait pas plus de trois phrases cohérentes. Il y avait autre chose. J’ai eu l’impression de côtoyer exactement ce que la presse écrivait de lui : un homme qui revenait d’entre les morts.


Quand j’ai commencé à rédiger ce Top 100, je savais que Darc y serait. Je ne savais pas, en revanche, quel disque choisir – ni même si ce serait un disque solo ou un enregistré avec Taxi Girl. Je les aime tous, et je leur trouve tous un charme particulier. Mais force est d’admettre que les plus anciens sont assez difficiles à trouver (déjà celui-ci n’est pas dans toutes les fnacs). Et puis Nijinsky a trois atouts majeurs : c’est de loin celui que j’ai le plus souvent écouté, il a beaucoup moins vieilli que Sous influence divine, et il change un peu de Crève-cœur (typiquement le genre de disque dont on finit par se lasser à force qu’on nous rabatte les oreilles avec).
   
Nijinski c’est d’abord un homme, un danseur, Vaslav de son prénom. Vaslav Nijinski avec un « i ». Il a inventé toute une technique de danse très particulière, mais je crois que si Daniel Darc lui a rendu hommage en lui dédiant un album et deux chansons, c’est plus en raison de sa vie de grand écorché vif que par admiration pour ses pointes (à ce stade vous avez deviné que je suis un grand expert en matière de danse).
 
Nijinsky, c’est ensuite une chanson :    

N’ayez aucun remords  
Le jour de mes obsèques  
Au-dessus de mon corps  
Dieu dansera avec  
Nijinsky

Une chanson et une mélodie, pop, fraîche, entêtante. Cela semblera bizarre aux plus jeunes ayant découvert Darc avec son dernier opus, mais dans le temps, Daniel Darc chantait. Il chantait même formidablement bien, avec une voix chaleureuse et profonde qui correspondait parfaitement aux arpèges de ses chansons (que ce soient celles avec Taxi Girl, celles produites par Jacno ou bien, le cas échéant, celles-ci, enregistrées sous la houlette de Georges Betzounis). Jetez une oreille à « Brussels Serenade » ou « Sur la route »… vous vous rendrez compte que Darc est bel et bien un artiste pop, à des années lumières de l’image de chanteur pour intellosinrocks (maintenant je l'écris en un seul mot) qu’il se traîne on ne sait trop pour quelle raison…
 
Autre curiosité, mais ça vous le savez sans doute : Darc est un revenant. Ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que Darc est un revenant quasiment depuis sa naissance. En réalité, lorsqu’il a publié son premier album en 1987, remis en scelle par le toujours inspiré Jacno, Daniel Darc était déjà considéré comme un has-been faisant son come-back. Il a enregistré un disque avec Bill Pritchard juste après, puis a disparu durant sept années.
 
Quand Nijinsky a paru, c’était déjà la seconde fois qu’on annonçait « la résurrection de Daniel Darc ». Du coup, il a disparu pendant dix ans la fois suivante ! (peut-être faudrait-il arrêter de le traiter de revenant, comme ça il arrêterait de se barrer) (en même temps... de la part d'un mec qui chanta autrefois "Je suis déjà parti"...)
   
Pour en revenir à ce disque, il a cependant un défaut majeur : la chanson éponyme (et plus encore sa reprise en fin d’album, la fameuse « version Clown de Dieu » - celle du best of) éclipse totalement le reste. Mais on peut, on doit aller plus loin, et creuser, et se laisser aller à « Tournez Tournez » avec Darc… décidément bien loin de l’icône suicidaire et dépressive que nous vend inlassablement la presse. Et ce rageur « Haute Surveillance » ? C’est vraiment la chanson d’un mec qui est en train de mourir ou s’apprête à se suicider ? et ce beat langoureux du « Pitchipoi Hotel » – hommage évident à « L’Hôtel Particulier » de Gainsbourg ?
 
Mais quand on est jeune, on est stupide. Je ne voyais que la pochette austère et la sensuelle mélancolie d’ « Il y a des moments ». Je n’entendais que le piano, martelant, martelant et martelant encore les trois mêmes notes désolées sur « Le Feu follet ».
   
Depuis, j’ai grandi. Et j’ai appris la musique. J’ai appris à la ressentir et non plus à la comprendre. J’ai vécu, aussi. Du coup, je ressens enfin « Nijinsky (version Clown de Dieu) » comme ce qu’elle est : le manifeste d’un homme malheureux qui, pourtant, parvient encore à sourire. 
 
Un peu comme un dépressif ordinaire (ou presque).


Trois autres disques pour découvrir Daniel Darc :

Seppuku (avec Taxi Girl, 1982)
Sous influence divine (1987)
Parce que (1988)