mardi 21 novembre 2006

Les Derniers seront les Premiers

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°55]
Ocean Rain - Echo & The Bunnymen (1984)

Ce qui est sympa, avec l’histoire de la musique, c’est qu’il n’y a pas réellement de règle incontournable. Il y a surtout des choses imprévisibles et des accidents heureux. Echo & The Bunnymen en sont un superbe.

Quand le groupe liverpudlien publie son premier EP à la fin des années 70, c’est un groupe perdu dans la masse, qui n’intéresse personne. Et cela va continuer. Car Crocodiles (qui est chronologiquement l’un des tous premiers disques des années 80) est un album post-punk tout ce qu’il y a de plus banal, comme il y en a des dizaines d’autres. Sorti la même année que des monuments comme Seventeen Seconds (The Cure), Kaleidoscope (Siouxsie & The Banshees) et bien sûr l’incontournable Closer de Joy Division, Crocodiles fait pâle figure. Un disque à la limite du ridicule, qui ne risque pas de sortir ses auteurs (principalement le chanteur Ian McCulloch et le guitariste Will Sergeant) de l’anonymat. Le suivant, Heaven up There!, ne vaut guère mieux. Après deux disques, Echo & The Bunnymen sont irrémédiablement classés dans la catégorie « groupe de seconde zone » et franchement, même avec le recul et en étant généreux, c’est logique. Il s’agit de productions new-wave mignonnes, d’un groupe plutôt bon qui a beaucoup écouté Television et les Talking Heads, doté un chanteur qui a une grande gueule mais ne prouve pas grand-chose.

Deux ans plus tard, pourtant, le miracle a lieu. Les autres membres du groupe, Pete de Freitas (basse) et Les Pattinson (batterie) ont l’excellente idée de laisser Will Sergeant composer l’essentiel de Porcupine… bingo bongo ! En autorisant le guitariste à exprimer ses délires musicaux post-psychédéliques et en lui permettant de claquer des arrangements symphoniques (une aberration à l’époque… et aujourd’hui encore d’ailleurs, rares sont les artistes pop à avoir réussi ce coup-là), les Bunnymen décrochaient la queue du Mickey avec deux tubes, « The Cutter » et « Back of Love ». Soudain, la presse s’intéressait aux quatre hooligans, qui semblaient devenus plus intéressants et plus cultivés. Les baltringues de la veille étaient devenues les grands espoirs du lendemain, et la suite, pour un peu que le groupe ne pétât pas les plombs, s'annonçait passionnante.

Le groupe va effectivement péter les plombs. Mais pas aussitôt. Pour la simple et bonne raison que leur album suivant va être au moins aussi bon et se vendre encore mieux.


Difficile de déterminer si le meilleur album du groupe est Porcupine ou bien Ocean Rain. Les deux se ressemblent beaucoup... on ne pourrait vous en vouloir si, ne trouvant pas le second vous achetiez le premier pour découvrir Echo & The Bunnymen. Ce qui est certain, c’est qu’Ocean Rain achève en quelque sorte la mutation du groupe. Ian McCulloch se met alors à chanter plus haut, il se prend pour Bowie, pour Scott Walker, et il a bien raison. En croonant sur les compositions psychédéliques et décadentes de Sergeant, Mac The Mouth va faire prendre une toute autre dimension à sa carrière. Jusqu’à présent, on connaissait les Bunnymen. Restait à justifier l’Echo du titre – c’est précisément ce à quoi se livre le chanteur sur ce disque qu’il domine du début à la fin de sa voix époustoufflante. Il en faut, de la classe, pour parvenir à rester mélodieux sur « Thorn of Crowns », morceau déjanté constitué d’une succession de violentes cassures rythmiques (une par seconde en moyenne), comme si Pattinson et de Freitas s’étaient métamorphosés en scies sauteuses. Et il faut oser les balancer, les violons par dessus le riff new wave typique de « Silver »...

Deux axes font de cet album un objet unique en son genre :

Le premier, c’est la cohésion. Plus tard, les Bunnymen ressembleront à un genre de collectif : « Ian McCulloch & Friends ». Pour l’heure, il s’agit d’un groupe complet, où chacun apporte sa propre pierre à l’édifice. Le classique « Seven Seas » doit autant à la voix qu’à la basse, ou aux arrangements, ou à la batterie discrète mais métronomique.

Le second, c’est l’intemporalité : en 1984, quasiment TOUS les groupes pop (Smiths mis à part) se ruent sur les évolutions technologiques de l’époque, et que je te balance du synthé à tout va, etc. Résultat les trois quarts de la production d'alors sont aujourd’hui inaudibles et/ou kitsch à souhait. Chez les Bunnymen, la musique est restée organique. On ne trouve pas une seule note de synthé. Au contraire : au lieu de lorgner vers « l’avenir » (à l’époque certains fous croyaient sincèrement que le synthétiseur casio était l’avenir, posez la quesiton à Robert Smith si vous ne me croyez pas), Ocean Rain pioche dans le passé. Sa musique, d’une certaine manière, est rétro. Elle repique des plans aux groupes psychés de la fin des années 60, s’inspire de l’esthétique glam du début 70, et au final c’est une réussite absolue. Ce n’est certainement pas chez New Order qu’on trouverait un titre aussi langoureux et majestueux que « Nocturnal Me », chef-d’œuvre de pop symphonique à faire pâlir d’envie tous ces groupes de ringards qui croient qu’il faut avoir dix huit violons pour faire sonner le rock comme du classique. Pas plus qu’on ne trouverait chez Depeche Mode des perles pop immortelles du calibre de « The Yo-Yo Man » ou « Cristal Days » (la preuve : Depeche Mode est obligé de remasteriser ses albums des années 80 tous les six ans pour qu’ils puissent encore être audibles… alors qu’Ocean Rain, même sur le vinyle de 1984, le fait toujours).

Ce pourrait s’arrêter là. Mais non. Parce qu’il faut ajouter l’orientalisant et totalement hypnotique « The Killing Moon » (la chanson préférée de la plupart des fans), « My Kingdom » (toute ressemblance avec un certain titre de Radiohead serait purement fortuite) et enfin le grand final-patchwork « Ocean Rain », chanté avec une telle superbe qu’on ne pourra jamais en vouloir à McCulloch d’avoir dit un jour à propos de Bono :

« Non mais vous l’avez vu sur scène ? On dirait une chèvre des montagnes ! »

Foutre non. On aurait même plutôt envie de lui donner raison, car quand on a une voix comme ça on peut se permettre de dire à peu près n’importe quoi (ce dont il ne se prive d'ailleurs jamais).

Bon alors évidemment, après un truc pareil, la suite ne pouvait être que tragique et sombre. Carbonisé par la dope, la groupe va lentement sombrer. Le disque suivant va exploser les ventes en étant à peine du niveau des premiers, et McCulloch va devenir tellement défoncé et incontrôlable qu’il va être remplacé par un looser total, du nom de… Burke. Ca ne s’invente pas. Puis, ce sera la lente renaissance. Jamais complètement dissouts, les Bunnymen vont prendre leur temps. Sergeant et McCulloch vont se réconcilier et publier le side-project Electrafixion (très dur à trouver mais excellent), puis sortir un nouveau chef-d’œuvre : Evergreen. C’est reparti pour un tour, comme dirait l’autre. Moderne, ambitieux, cet album de 1997 surprit tout le monde et marqua l’ouverture d’un nouveau chapitre – toujours pas clos à ce jour… comme quoi parfois, l’histoire de la musique peut encore réserver des surprises.


Trois autres disques pour découvrir Echo & The Bunnymen :

Porcupine (1983)
Evergreen (1997)
What Are You Going to Do with Your Life? (1999)