mardi 24 octobre 2006

Murat Goes Americana

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°50]
Mustango - Jean-Louis Murat (1999)

Jean-Louis Murat est impossible à présenter. Depuis 1981, il se cache sans cesse, et ne se dévoile jamais.

Ces dernières années, pris d’un violent sursaut créatif, il publie quasiment deux disques par an, généralement radicalement opposés, et s’exprime un peu plus – sans pour autant qu’on sache vraiment qui est ce curieux personnage, qui se paya un jour le luxe suprême de refuser d’enregistrer un disque avec Crazy Horse. Car Murat n’a pas toujours été omniprésent. Les plus âgés se souviendront même qu’il fut un temps où il était extrêmement rare et discret, un temps qu’on appelle aujourd’hui avec un poil de nostalgie « années 90 ». A cette époque, il sortait peu de disques et tous étaient attendus avec impatience…


On ne peut évoquer Mustango, son chef-d’œuvre, sans évoquer le précédent, Dolores, sorti trois ans plus tôt. Un disque très étrange qui a réussi une triple performance : être à la fois son plus grand succès (à l’époque), le préféré de ses fans, et celui que Murat lui-même déteste le plus. Au point qu’il alla jusqu’à déclarer un jour « Ceux de mes fans qui prétendent que Dolores est mon meilleur album n’ont vraiment rien compris ».

Après cet album renié, il y a eu trois années de silence total ou presque. Tout au plus un livre passé inaperçu. Murat a fui, s’est exilé aux Etats-Unis, et c’est cela que nous raconte Mustango. C’est un album d’exil (sinon d’exilé). On pourrait le sous-titrer Murat Goes Americana tant les références sont évidentes. Mais c’est un album dont on devine qu’il fut vital pour son auteur. Après l’enferment limite autiste de Dolores (il a tout fait dessus, la moindre note, le moindre arrangement, tout seul comme un grand), Mustango fait figure de bol d’air. Non seulement le chanteur sort de chez lui, mais il fait appel à des gens de l’extérieur – et quels gens ! de Marc Ribot à Calexico, sans oublier Jenifer, d’Elysian Fields (le groupe alla même jusqu’à devenir le backing-band de Murat le temps de la tournée)… il n’y a que du beau monde, et surtout du beau monde qui n’en était pas vraiment à l’époque : en 1999, Marc Ribot est déjà une référence. Calexico en revanche n’a publié que deux albums au succès d’estime, et Elysian Fields un seul dont tout le monde s’est foutu à sa sortie. Aujourd’hui, ces deux groupes sont considérés comme « importants », et devinez dans quel pays ils vendent le plus ? Certainement pas aux USA…

Une question reste à éclaircir, et seul Monsieur Bergheaud (de son vrai nom) pourrait le faire : est-ce Murat qui a tricoté un magnifique faire-valoir pour ses invités, ou l’inverse ? Il est indéniable que Mustango, album de folk-rock poussiéreux et habité, tranche violemment avec ce que Murat a fait auparavant. Mais il est également évident qu’il a fait date, dans la mesure où cette veine et même ce son, Murat y revient depuis régulièrement (disons dans un album sur deux, dont le dernier en date)… difficile, donc, de dire qui a fait quoi et pourquoi il l’a fait. C’est souvent le problème avec les artistes qui, comme Murat, sont inclassables. Mustango n’est pas son meilleur album, tout simplement parce qu’on ne peut absolument pas le comparer avec les autres ! Comment mettre dans la même balance ce disque rugueux et chaud et les synthés froids des débuts ? Comment comparer un album à dominante acoustique avec le léger et vénéneux A Bird on a Poire, petite merveille pop publiée en 2004 ?

Le seul trait d’union entre toutes ces œuvres singulières, c’est la voix unique de Jean-Louis Murat, dans la longue tradition du « souvent imité(e), jamais égalé(e) ». Sans oublier évidemment ces textes, cette poésie étrange et souvent abstraite, parfois à la limite du compréhensible et sans doute plus proche des poètes de la Parnasse que de la belle tradition de la chanson française à laquelle certains semblent absolument vouloir rattacher notre homme.

En ouverture, « Jim », mini-tube à l’époque, sert d’habile amuse bouche. Mid-tempo hypnotique (et hypnotisante), arrangements de cordes et belle voix féminine en guise de refrain. C’est une agréable entrée en matière, peut-être un peu surestimée à l’époque, mais qui a le mérite de remarquablement poser l’ambiance : chaude, nostalgique et intimiste. Le titre suivant poursuit dans la même veine, puis le rythme s’accélère, la voix s’emporte, c’est « Polly Jean », étonnante ritournelle pop qui aurait à mon sens fait un bien meilleur single que « Jim » (c'est une constante chez lui - et chez moi : je trouve toujours que Murat choisit très mal ses singles).

Suivent quatre moments de grâce totale, d’authentiques morceaux de bravoure comme on en entend peu en France.

« Nu dans la crevasse » d’abord : dix minutes folles, insoutenables, déjantées.

« Mustang » : ballade magnifique, la plus belle chanson de Murat ; un piano, une voix, un texte d’une poésie incroyable… à pleurer…

« Bang Bang » : malheureux comme les pierres, on a l’impression que le chanteur est en train de se crasher en même temps que la chanson ; la musique est lente et langoureuse, à peine éclairée par la voix de Jenifer… on dirait que le morceau, là où d’autres montent (en puissance) plonge un peu plus à chaque note…

… pour déboucher logiquement sur la noirceur totale de « Belgrade » : … ta gueule, ta gueule, ta gueule… murmure Murat, d’un ton plus désabusé que vraiment cynique, et sur une musique évoquant plus (pour une raison pas très nette) Talk Talk que Neil Young.

En entendant ces trois titres, on prend conscience d’à quel point Murat est, sous ses dehors revêches, un incroyable esthète. Si aujourd’hui il semble tenir à publier des disques plus simples, il n’en a pas toujours été ainsi. Les structures de ces titres, leur agencement sur le disque et leur son témoignent d’une sophistication pas vraiment raccord avec l’image muratienne généralement véhiculée par les médias.

Après ce nœud central profond et plutôt sombre, le disque repart dans des registres plus légers : « Viva Calexico », hommage amusant et très joli à ses compères Burns et Convertino ; « Les Gonzesses et les Pédés », morceau aérien et très rigolo – en dépit d’une prod assez exécrable. Enfin, « Au Mont Sans-Souci » et « Le Fier amant de la terre », deux chansons qui concluent le voyage.

Pourquoi le voyage ? Eh bien parce qu’il n’est pas nécessaire d’écouter quarante fois l’album pour se rendre compte que, de manière symbolique, les deux derniers titres ont des textes et des arrangements bien plus « français » que les précédents. Normal : le poète revient de son voyage aux States et de son trip américain. Mustango suit exactement le même chemin, revenant progressivement à des titres moins folk et plus "chanson". C’est d’une logique implacable, il suffit de faire attention. Et évidemment d’écouter le disque dans le bon ordre, car Mustango ne fait pas partie de ces objets qui sont de vulgaires compiles de chansons et peuvent être écoutés avec la platine en mode « random ». C’est un album, un vrai. Un tout.

Un voyage, donc. Qui se conclut par un retour à la maison aussi triste que touchant.


Trois autres disques pour découvrir Jean-Louis Murat :

Cheyenne Autumn (1989)
Dolores (1996)
Lilith (2003)