mercredi 11 octobre 2006

Kafka - L'Art délicat de l'auto-destruction

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Etrange ouvrage, à l'aspect burlesque assumé, L'Amérique pourrait presque être vu comme une relecture trash d'Olivier Twist - trash et un brin tordue. Sans aller jusqu'à évoquer une dimension parodique, quoique ce ne soit pas forcément incorrect (on pense entre autre à une parodie du mythe de l'Eldorado), le roman le plus inachevé de Kafka contient en tout cas de vrais instants de drôlerie, ce qui le place tout de suite en marge des précédents (selon l'ordre de publication).

Plus encore que dans Le Procès, Kafka fait preuve d'un incroyable sadisme à l'égard de son antihéros Karl Rossmann, personnage en réalité extrêmement proche de Kafka lui-même. La vengeance n'en paraît que plus cruelle et les humiliations continues, permanentes qu'il subit... d'autant plus violentes. Comme si Kafka dégueulait sa haine de lui-même sur des dizaines et des dizaines de pages.

Heureusement, il n'y a pas que ça dans ce livre très riche (en personnages, en caractères, en situations). De par son aspect picaresque, il se détache beaucoup du Château ou du Procès, récits bien plus statiques, tout en parvenant à exacerber toutes les obsessions de l'auteur (L'Amérique est, littéralement, l'histoire d'un personnage qui disparaît sous l'humiliation, qui part pour une ascension et chute plus bas que le bas). On en ressort avec l'impression d'avoir lu un texte foisonnant, étrange paradoxe tant celui-ci est court.

Il est certain que, signé par auteur moins connu, L'Amérique, qui a passé des années dans un carton (premier écrit, dernier paru) n'aurait peut-être jamais vu le jour en tant que tel. Dans la foulée des succès précédents (car si Kafka n'a jamais connu le succès de son vivant ce dernier fut quasiment immédiat à la publication du Procès), cette ébauche d'un texte qu'on imagine destiné à être bien plus long et charpenté ne méritait pas forcément d'être ainsi exhibée, d'autant qu'elle ne fait pas que du bien au mythe kafkaïen (les influences sont nettement plus prégnantes, le style est parfois un peu laborieux...). Mais les quelques pages qui sont réellement écrites, abouties, sont si puissantes qu'il serait inconcevable d'en s'en priver.


👍👍 L'Amérique 
Franz Kafka | Folio, 1927