mardi 12 septembre 2006

Onze chansons parfaites, et le reste on s'en branle

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°43]
Is This It? - The Strokes (2001)

Dans le temps, je pigeais occasionnellement pour différents fanzines ou petits magazines. Rien de bien sérieux, mais ça m’occupait. Un des premiers trucs qui m’a été demandé, vers juin 2001, était de chroniquer en quelques lignes l’EP d’un groupe inconnu : The Strokes. Ça s’appelait The Modern Age et il n’y avait rien à en dire. Dès que j’ai entendu le morceau, j’ai su que ce groupe allait devenir énorme. J’ai écrit un article, que j’ai sous-titré « un Oasis de bonheur ». Pour moi, c’était évident : les Strokes allaient être au NYC punk ce qu’Oasis avait été au rock des swingin’ sixties. Bingo Bongo ™. Après avoir rédigé cet article, j’ai réalisé que j’étais loin d’être le seul à penser cela (j'étais jeune, impétueux, on m'excusera). Tout le monde était d’accord. De fait, dans les deux mois qui ont suivi, les Strokes ont fait toutes les couvertures du monde. Leur album est sorti presque dix ans pile poil après Nevermind – encore un signe. Une seule question restait encore en suspens : Is This It?


Évidemment, avant les Strokes, il y a quelques décennies et quelques autres groupes importants. Certains vieux cons s'élevèrent sur le mode du « on a déjà entendu tout ça », comme d’habitude. C’était prévisible, de même qu’il était prévisible qu’en l’espace de quelques mois une cohorte de clones pullulent. Ça me rappelle assez ce que disait Dave Grohl il y a quelques années : « Le problème n’est pas que silverchair ressemble à Nirvana ; le problème c’est que derrière on a dix groupes qui ressemblent à silverchair. » On peut appliquer exactement le même principe aux Strokes : le problème n’est pas que les Strokes évoquent une époque où ils n’étaient même pas nés, mais bien qu’en cinq ans les sous-Strokes aient fini par avoir plus de succès qu’eux.

Et pourtant ! Si l’on pouvait juger d’un album en toute objectivité, uniquement en fonction de la qualité intrinsèque de chacune de ses chansons, le premier Strokes serait probablement l’un des meilleurs albums de tous les temps. Il est court, il est ramassé, et sur les onze chansons TOUTES sont parfaites. Le son y aide : voix recouverte de réverb’, guitare stridentes et ensemble cotonneux, bizarrement serein, comme si cette musique reposait avant tout sur la tension. Comme si les morceaux ne demandaient qu’à exploser, étaient bridés sur le disque pour mieux voler en éclat sur scène. Pour avoir vu les Strokes en public lors de leur premier passage à Paris en 2002, je peux vous confirmer que c’est de cela qu’il s’agit.

Qu’importe alors que cela sonne comme tel ou tel groupe. Il y a bien un zest de Television, un poil de Richard Hell, un soupçon de Talking Heads… ils sont bien sapés comme les Ramones, repiquent bien quelques plans du Velvet (encore que : moins que ne l’ont pu dire leurs détracteurs)... mais tout ce qui fait le charme de l’affaire, c’est ce mélange de spontanéité et de langeur qui se dégage de la musique. Il est plus que probable que les Strokes ne connaissent pas la moitié des artistes auxquels on les compare – et s’en foutent prodigieusement. Leur premier album est léger, insouciant, romantique et urgent. Tout ce qu’on demande à un disque de rock'n’roll. Parce que, n’en déplaise à quelques gardiens du temple frileux, le rock'n’roll on ne va pas le réinventer maintenant. Tout ça, c’est plié depuis le début des années 70. Les Strokes recyclent Richard Hell, mais Richard Hell recyclait Creedence Clearwater Revival qui recyclait Howlin' Wolf qui recyclait… bref, vous m’avez compris.

Ce qui compte, c’est moins la manière de faire que l’émotion qui s’en dégage. Et les Strokes sont arrivés pile au moment où le rock américain commençait à s’enliser, entre Metallica qui se prenait pour un groupe pop et le neo-metal, ce truc qui pompait le pire du hip pour faire oublier qu'il était une musique de ploucs blancs, qui nous gavait les portugaises. A coup de « Last Nite », « Barely Legal » et autre « Someday », les Strokes ont bouté Linkin Park des charts et fait passé Limp Bizkit pour un groupe de dinosaures – rien que pour ça ces gamins méritent notre respect éternel.

Voilà comment ce que d’aucuns appellent avec dégoût le « revival rock'n’roll » a été lancé. Soudain, grâce aux Strokes, les gens se sont rendus compte que de par le monde des tas de jeunes groupes jouaient encore du rock'n’roll basique, gonflé à la rage adolescente et à l’insouciance salvatrice. A la première écoute d’ Is This It ?, certains de mes amis n’ont pas compris que je puisse aimer. Pour eux, je connaissais trop de choses et j’étais trop fans des papas des Strokes pour ne pas être blasé par cette musique. Pourtant, je n’y ai vu que ce qui j’y vois encore aujourd’hui : onze chansons parfaites. Onze mélodies qui rentrent directement dans le crâne. Onze hymnes en puissance. Des paroles simples, des refrains directs et des compositions beaucoup moins évidentes qu’il y paraît. Il suffit d’écouter la rythmique de « Barely Legal » (au hasard, car cela vaut pour toutes les chansons), d’écouter ce batteur qui sonne plus comme un métronome que comme un être humain pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas uniquement de petits branleurs catapultés au rang de superstars planétaires au gré d’une hype comme on en voit peu. Depuis 2001, j’ai entendu beaucoup d’autres disques. Beaucoup de bons, que j’ai souvent encensés – je suis un éternel enthousiaste. Celui-ci est cependant un des seuls sur lesquels je n’aie pas révisé mon jugement à la baisse depuis – au contraire j’aurais même eu plutôt tendance à le revoir à la hausse ! La suite bien sûr, n’a pas forcément été à la hauteur de toutes les espérances. Le second album était décalqué sur le premier et totalement différent à la fois, dans les atmosphères. Le dernier en date lorgne déjà vers autre chose. De manière plus générale, ce qui devait arriver est arrivé : les Strokes ont vieilli, mûri. Ils brossent toujours des mélodies parfaites, mais ils semblent avoir perdus leur insouciance et leur légèreté.

Qu’importe ! J’ai encore le souvenir de ce concert devant une petite assemblée. Des jeunes gens, plus jeunes que moi pour la plupart. Des gamins pour qui, peut-être, Is This It? a été une révélation. Il y avait aussi, dans un coin sombre de la salle, Richard Hell, qui regardait en silence. Mais même sa présence n’a pas suffi à couvrir dans mon esprit l’image de cette explosion, sur scène et dans la fosse, lorsqu'a grondé le riff menaçant de « New York City Cops ». Ni celle de cette foule se soulevant littéralement le temps d’un final apocalyptique…

… « Take It or Leave It », bien sûr. La dernière chanson d’Is This It?

« Take or Leave It »… tout était déjà dit.


Trois autres disques pour découvrir les Strokes :

Room on Fire (2003)
Alexandra Palace (live / 2004)
First Impressions of Earth (2006)