jeudi 7 septembre 2006

The Fine Art of Self-destruction

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°42]
In Utero - Nirvana (1993)

Avant de se suicider, Kurt Cobain a d’abord suicidé sa carrière.

De la pochette au contenu en passant bien sûr par le titre initial : I Hate Myself & I Wanna Die – censuré par la maison de disques, tout était réuni pour que le troisième album de Nirvana soit le dernier. Un sabordage programmé et savamment orchestré par Kurt Cobain, génie faible et craintif qui ne se sentait fort que lorsqu’il créait.

Tout ceci, évidemment, fait partie du mythe désormais. Tout a déjà été dit ou presque, à tel point que je pourrais sans aucun doute me dispenser de cet article. On sait à quel point Cobain a mal vécu la starification, a conchié son label, détesté les tournées à répétition… on sait un peu moins (quoique) qu’il détestait Nevermind et son son poli et propre, clean, à des années lumières de l’idiome punk auquel il s’était accroché toute sa vie.

Alors au moment de publier ce qui aurait dû être l’album de la consécration, Cobain composa ce disque brut de décoffrage, dont pas un seul titre n’avait l’étoffe d’un hit. Pas un. Ceux qui y étaient à l’époque vous le confirmeront sans problème : à sa sortie, en novembre 93, In Utero est très peu passé en radio. Un petit peu, mais vraiment pas beaucoup eu égard au succès interplanétaire du groupe.



Sous la houlette de Steve Albini, (non)producteur spécialisé dans le gros son qui tâche, Nirvana a enregistré très rapidement un disque qui se voulait punk – et rien d’autre. Albini, qui par ailleurs était une des idoles de Cobain tant pour ses travaux de producteur avec les Pixies que pour sa carrière musicale avec Big Black (influence majeure du grunge, faut-il le rappeler ?) a toujours eu des méthodes d’enregistrements bien à lui. Le son de l’album s’en ressent. Sa technique, qui a depuis fait école, est de placer des micros partout dans le studio, et de tout enregistrer. Albini garde tout, y compris (surtout, même) les pains. Les prises sont faites live, les overdubs bannis. D’où le son crado d’In Utero, à des années lumières de la production très « radiomicale » de Nevermind.

Nirvana a donc fait l’inverse de ce que font la plupart des groupes. En règle générale, un groupe enregistre son premier disque pour un bugdet dérisoire, en live, avec un son artisanal. Nirvana a utilisé ces procédés après être devenu populaire, selon le vieil adage comme quoi un artiste, une fois connu, peut tout se permettre. Y compris de ruiner sa carrière avec des morceaux brutaux et terrifiant, comme « Frances Farmer Will Have Her Revenge on Seattle » et son larsen insupportable lorsque le disque est joué trop fort, ou « Radio Friendly Unit Shifter », revanche à peine déguisée de Cobain sur les stations FM qui, pour le coup, n’a rien de « radio » (ni de « friendly » !).

Si Nevermind contenait quelques morceaux agressifs, ils étaient trop produits pour effrayer les diffuseurs. Ce fut l’erreur de Cobain, peut-être bien une de celles qui lui coûtèrent la vie. D’un coup d’un seul, sans prévenir, Nirvana est passé des bacs « rock » de la FNAC aux bacs « pop ». A l’inverse, In Utero ne contient pas obligatoirement plus de titres violents, mais la production d’Albini donne le sentiment qu’ils sont quatre fois plus brutaux que ceux du précédent album. Parce qu’ils sont (presque tous) joués live et sonnent crus, bruts. C’est une autre manière de concevoir l’épure.

Mais au-delà de ce bras d’honneur au système, In Utero est également un disque symbolique. Il annonce déjà la couleur, la suite – et donc la mort. Pas tellement dans les textes ou l’ambiance, au contraire, « Dumb » l’apaisante ne donne pas l’impression qu’on a affaire à quelqu’un qui veut mourir. On se rend compte en revanche que c’est bel et bien l’album d’un groupe au bout du rouleau : Cobain, c’est une évidence, était frappé de tics de compositions un peu préoccupants à 26 ans. « Rape Me » ressemble beaucoup au « Smells Like Teen Spirit » d’antan. Et l’intro de « Frances Farmer… », elle ne vous rappellerait pas quelque chose, comme par exemple celle de l’« Aneurism » d’autrefois ? Même commentaire pour le ralenti/explosion pixien du néanmoins sublime « Pennyroyal Tea  ».

Nirvana ne sait visiblement plus quoi faire pour se départir de son statut de pape du grunge (terme auquel ils préféreront toujours substituer celui, moins réducteur et sans doute plus rassurant, d’ « alternatif »). Alors le groupe balance tout, crache dès les premières notes totalement dissonantes de « Serve the Servants », l’un de ses meilleurs morceaux et paradoxalement l’un des moins connus. On remue la tête, la rythmique est totalement millimétrée derrière l’apparence un peu brouillonne. Exactement comme sur un certain disque d’un certain groupe vénéré par Cobain : Never Mind the Bollocks, évidemment. « Scentless Apprentice » sera, de même, le symbolique chant du cygne de Dave Grohl en tant que « plus grand batteur des 90’s ». On n’ose imaginer ce que ce morceau, descente aux enfers malsaine, serait devenu sans lui. « Heart-shapped Box », pour sa part, sera le pied de nez à l’industrie du disque, qui essaya durant toutes ces années de ranger Kurt Cobain au rayon des songwriters romantiques. En apparence, cette chanson a tout de la ballade torturée de service. Sauf que les paroles, elles, nous racontent une toute histoire, bien moins tendre, entre une thématique cryptée (la boite en forme de cœur n'est autre qu'un... vagin) et cet improbable refrain ("Hey!Wait ! I’ve got a new complaint..."), qui renoue avec le cynisme qui irigait autrefois « On a Plain » (The finest day I ever had / Was when I learned to cry on command). Une constante dans l’œuvre d’un artiste qui passa sa vie à être mal compris. Quelqu’un de bien plus sarcastique et désabusé qu’on a voulu le croire. De moins fragile, aussi, que la légende n’a voulu le retenir. Pensez donc : « Smells Like Teen Spirits », chanson qui fustigeait l’immobilisme grotesque d’une génération, avait fini par être adoptée par elle ! L’hymne immémorial des kids des années 90 se foutait de leur gueule ! Nul doute que sur le coup, Cobain s’en est amusé. Mais ces choses là n’ont qu’un temps ; il a fini par en être agacé et c’est exactement ce qu’il vient nous dire, une toute dernière fois, sur In Utero. Qui n’est pas, comme on a voulu le croire, un disque dépressif. Bien au contraire. C’est juste une manière de dire au monde d’aller se faire foutre… ni plus ni moins qu’un disque punk au sens basique du terme. Exactement ce que ses auteurs ont voulu qu’il soit : le Never Mind the Bollocks des années 90.

Fort logiquement, il s’est trois fois moins vendu que son prédécesseur. Mais d’une certaine manière, c’était un geste de survie : le succès était devenu trop énorme. Il fallait mettre un terme à tout cela et ne garder que ceux des fans qui comprenaient vraiment où ils voulaient en venir. D’où « Milk It », d’où « Tourette’s ».

Ce qui n’était pas prévu au programme d’alors, c’était que l’aventure s’arrêterait là. Que dès les dernières notes du trop bien nommé « All apologies », l’histoire serait pliée.


Trois autres disques pour découvrir Nirvana :

Bleach (1989)
Nevermind (1991)
From the Muddy Banks of the Wishkah (live / 1996)