vendredi 4 août 2006

Blues for the Black Hole Sun

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°34]
Field Songs - Mark Lanegan (2001)

Mark Lanegan fait partie de ces artistes constamment en marge. Les cultes, c'est à dire : ceux que tout le monde cite mais dont personne n’achète les disques, qui vivotent tant bien que mal et se font discrets plus par nécessité que par envie.

Pionnier du grunge avec les Screaming Trees (premier album en 1986, donc chronologiquement tout premier disque du genre), Lanegan va influencer une cohorte de jeune gens dont un adolescent très prometteur qu’il rencontre à un concert des Melvins, un certain Kurt Cobain. Tous deux jouent un rock lourd et puissant qu’on n’appelle pas encore grunge, et tous deux partagent une passion commune pour le blues. En 1989, Lanegan a déjà publié quatre albums avec son groupe lorsqu’il propose à son ami d’enregistrer un EP commun (avec le bassiste de Nirvana Krist Novoselic) reprenant uniquement des standards de Leadbelly. Pour d’obscures raisons contractuelles, ce disque ne verra jamais le jour (on en trouve quelques extraits sur le coffret Nirvana, mais la plupart des bandes ont été perdues ou détruites par Cobain). En revanche, le duo « Where Did You Sleep Last Night? » se retrouvera sur le premier album solo de Lanegan l’année suivante. Un disque au succès d’estime, même si seize ans plus tard Courtney Love continue de claironner que cette version du vieux classique blues est le morceau le plus sexy du monde.

Durant les premières années, Lanegan va mener une carrière parallèle. Mais au fil du temps, il va se lasser de la musique abrasive du groupe et accorder de plus en plus d’importance à ses disques solos. Finalement, en 2000, les Screaming Trees se séparent officiellement dans l’indifférence générale (il faut dire que leur carrière est en suspens depuis quatre ans). Désormais seul, Mark Lanegan file en studio enregistrer son quatrième opus solo et se dépêche de constituer un groupe de substitution qui rappellera de bons souvenirs aux gens qui furent adolescents au début des années 90 : on y retrouve en effet à la guitare Ben Sheperd (ex-Soundgarden), Matt Cameron (idem, également batteur de Pearl Jam depuis 1998) et enfin Duff McKagan (ex-Guns N’Roses, ex-Neurotic Outsiders… ex-beaucoup de choses en fait) à la basse.


Pour ce disque, Lanegan ne bouleverse pas son univers, mais il l’affine : rencontre du blues, de la folk et du rock. Ambiance feutrée, odeurs de cigarettes mal éteintes dans le cendrier et la bouteille de mauvais whisky qui ne traîne pas loin. Vocalement, il pourrait être considéré comme le résultats d’amours interdites entre Tom Waits et Leonard Cohen. Il possède la voix rauque et souffreteuse du premier et la scansion traînante du seconde. Mais il chante un ton au dessus et peut se permettre quelques montées en puissance qu’il se refuse rarement.

« One Way Street », premier morceau tendu, rappelle les plus beaux souvenirs des vieux disques blues du delta, tant dans les paroles que dans la musique. La production est à peine plus moderne (volontairement poussiéreuse sans doute)… autant le dire : la musique de Mark Lanegan n’a rien d’originale. C’est la personnalité du bonhomme et la puissance de sa voix qui rendent ses chansons poignantes.

Après cette entrée en matière lancinante et troublante, durant laquelle Lanegan avoue avoir bu beaucoup trop de "sorrow whiskey", un chœur étrange retentit, puis une saillie rythmique. Sur « No Easy Action », titre plus rock (mais pas forcément beaucoup plus rapide, même si l'électricité tournoyante qui l'accompagne le laisse croire à la première écoute), Lanegan se prend à déclamer, sa voix est en lévitation au-dessus de la guitare immédiatement reconnaissable de Ben Sheperd, avant de se ratatiner totalement pour « Miracle ». Un morceau hypnotique où le chanteur psalmodie un texte sombre, quelques anathèmes, évoquant Nick Cave à la grande époque.

On se croit parti pour 40 minutes de rock/blues glauque, or Lanegan parvient à prendre à revers. Ici en glissant une ballade rétro 50’s, « Phil Hill Serenade », là une chanson presque pop et rêveuse (« Kimiko’s Dream House »), encore ici un piano inattendu pulvérisé huit seconde plus tard par une rythmique là encore très reconnaissable (Duff n’est pas le premier bassiste venu)... L’hypnotisme revient sur les titres suivants, notamment le ténébreux « Field Songs », puis repart comme il est venu, de manière impromptue, avec une chanson légère et évanescente intitulée « Love ». Tout simplement.

Le disque se referme avec « Fix ». Titre éloquent. On pense à Alice In Chains période folk (Jar of Flies) mais avec un loup-garou à la place de Layne Staley. Et puis plus rien. Le silence. Field Songs s’achève exactement tel qu’il a commencé, dans la noirceur la plus totale. Pas de grand final lyrique, pas de rédemption pour conclure. Juste « Fix », chanson crépusculaire sur laquelle Lanegan ne chante d’ailleurs pas vraiment, se contentant de gémir deux trois lignes de texte.

Le jour décline et l’album s’achève, en même temps que la bouteille de whisky.


Trois autres disques pour découvrir Mark Lanegan :

Whiskey for the Holy Ghost (1994)
Scraps at Midnight (1998)
Bubblegum (2004)