jeudi 6 juillet 2006

Un ver dans un fruit juteux

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°26]
Daisies of the Galaxy - eels (2000)

Il y a des disques qui mettent longtemps à se livrer. En 2000, Daisies of the Galaxy m'a énormément plu, mais je n’aurais jamais cru que six ans plus tard il figurerait dans mon Top 100. Et pourtant ! En 2006, au moment de rédiger ce classement, il s’est imposé comme une évidence.

Il faut hélas pour le présenter rappeler le parcours assez particulier du groupe : en 2000, eels est littéralement un groupe rescapé, à plus d’un titre. Déjà, il est le seul rescapé de la vague lo/fi qui fit rage aux Etats-Unis de 1992 à 1998 environ. Mais eels est un groupe rescapé tout court. En 1996, il est la première signature de Dreamworks en tant que maison de disques, qui vient juste d’être créée. La légende raconte que c’est Spielberg en personne qui a flashé sur eux – en fait il s’agissait de son fils. Leur premier album décroche direct deux tubes : « Rags to Rags » et bien sûr « Novocaïne for the Soul ». Le concept eels est déjà totalement affiné : une musique pop, légère, guillerette, totalement simple et accessible, contrastant avec des textes extrêmement sombres et cryptés.

L’ascension est si fulgurante que la chute ne pouvait être que terrible : Mark Oliver Everett, alias « E », chanteur, guitariste, auteur-compositeur et producteur, voit dans les six mois qui suit sa famille décimée. Le suicide de sa sœur est rapidement suivi du décès de sa mère, foudroyée par un cancer en quelques mois. Puis la mort de son meilleur ami. E sombre totalement dans la dépression (on le ferait pour moins que ça), l’alcool et le quasi autisme. Lassé, le bassiste plaque le groupe. L’ambiance est invivable et E prépare un disque, Electro-shock Blues, qui a tout du suicide commercial : la noirceur a définitivement pris le pas sur les mélodies, et lorsqu’il chronique l’agonie de sa sœur dans « Elisabeth on the Bathroom’s Floor », la pop-music, aussi limpide soit-elle, ne suffit plus à masquer la douleur qui ronge son auteur.

Paradoxalement, le bide total de cet album va conférer au deux survivants que sont E et son fidèle batteur Butch une crédibilité inattendue : eels était un groupe pop efficace et racé, qui s’amusait avec une musique bricolo et des textes rageurs parfaits pour les ados white-trash américains. Avec Electro-shock Blues il affirme son indépendance artistique et la réelle profondeur de son propos. A l’image de son leader, la musique d’eels a été violemment projetée dans le monde des adultes.

Ce qui nous amène à ce troisième disque aux allures de résurrection. Le premier du groupe à être totalement maîtrisé du début à la fin. Et qui commence avec en guise d’intro une musique d’enterrement façon New Orleans pour enchaîner avec une chanson légère et cristalline, « Grace Kelly Blues ». Puis « Packing Blankets », dans le même esprit et « The Sound of Fear », mélodie entêtante et energique. Les guitares électriques ont été remisées au placard pour l’heure. Place à une acoustique de rigueur, des arrangements de cordes luxuriants et une électronique discrète (« Daisies of the Galaxy »).

Il y a deux éléments majeurs qui font la force de cet album : le premier, c’est la « eels touch’ ». Cette fameuse opposition textes / musiques (magnifiée sur l’éloquent « It’s a Motherfucker », quasi ballade aux paroles pourtant lapidaires et méprisantes) qui rend l’album écoutable dans n’importe quelles circonstances et appréciable par n’importe qui. Vous n’avez pas envie de vous prendre la tête avec les états d’âmes du (ou des) narrateurs ? Qu’à cela ne tienne, vous serez ravis par les mélodies aériennes et la voix d’E, rugueuse et sereine. A l’inverse, si vous écoutez de la musique pour y trouver de la profondeur et du sens, vous serez servis par la beauté intrinsèque d’une chanson comme « Jeannie’s Diary ».

Durant sa première campagne électorale, Bush Jr a fait d’eels le symbole de la dégénérescence de l’Amérique : il a dénoncé à plusieurs reprises cette musique vicieuse et malsaine cachée derrière une esthétique innocente et quasi enfantine (Cf la pochette, ou le morceau « Tiger in My Tank » et son intro au synthétiseur Casio). C’est évidemment un peu excessif, mais au moins Bush a prouvé qu’il n’était pas si demeuré qu’on veut bien nous le faire croire, car en l’occurrence il a parfaitement saisi le concept !

(et accessoirement filé un joli coup de fouet aux ventes)

(et inspiré sur le disque suivant la mordante « Souljacker », une des toutes meilleures chansons d’eels, mais bref, revenons à notre disque du jour)

Le second élément faisant la force de l’album, c’est son apparente simplicité. Un peu à la manière d’un Neil Young – quoique dans un registre musical totalement différent – E réussit à donner l’impression que son disque est simplissime au niveau de la production. L’aisance avec laquelle il brosse les mélodies d’un « I Like Birds » ou d’un « Something Is Sacred » masquent totalement la complexité des arrangements et la richesse des instrumentations. Il faut un paquet d’écoutes attentives pour se rendre compte que rien n’est laissé au hasard et qu’il s’agit d’un peu plus que d’un disque fait de bric et broc. Le problème étant que l’attention est distraite quasiment à tous les coups par l’aspect entêtant des mélodies.

Ai-je besoin d’en rajouter ? Avec Daisies of the Galaxy, eels, groupe sur lequel plus personne ne misait, et E, songwriter que les américains considéraient déjà comme un « one hit wonder », sont revenus sur le devant de la scène et ne l’ont plus jamais quitté depuis. Sans jamais rééditer le tour de force commercial du premier album, certes. Mais en terme de créativité, eels est sans conteste l’un des groupes les plus brillants actuellement en activité.

Ce disque (qui aurait pu avantageusement être remplacé par d’autres dans le top, il s’agit une fois de plus d’un choix totalement subjectif et assumé) marque un nouveau départ. Un disque qui commence par cette fameuse musique d’enterrement, comme pour dire adieu à la douleur du précédent opus. Et s’achève dans l’euphorie totale de « Mr E’s Beautiful Blues », léger, vénéneux et terriblement festif à la fois.


Trois autres disques pour découvrir eels :


Electro-shock Blues (1998)
Shootenanny! (2003)
The Blinking Lights & Other Revelations (2005)