mardi 27 juin 2006

Posthuman

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°24]
Complete Recorded Work - Leadbelly (1995)

Même le plus inculte d’entre vous connait au moins quelques vers de Leadbelly :

My girl, my girl
Don’t lie to me
Tell where did you sleep
Last night

Une chanson, sa seule chanson qui soit mondialement connue – et encore via une reprise, qui bien sûr sera pour toujours l’arbre qui cache la forêt. Cette chanson, je l’ai découverte au début des années 90 sur un album de Mark Lanegan (artiste sur lequel nous reviendrons plus tard). C’est ainsi que s’est ouverte la porte vers le monde pas du tout merveilleux de Leadbelly.

Ce qui est fascinant avec lui, c’est qu’on ne sait quasiment rien de sa vie, et pas beaucoup plus de son œuvre. Personne n’est capable de dire s’il est un artiste blues ou un artiste country, parce qu’à son époque ces termes n’existaient même pas. Chronologiquement, on sait qu’il est le plus ancien songwriter américain, et c’est à peu prêt tout.

Son vrai nom était Huddie Ledbetter, et il est né en 1888. Ses premiers enregistrements datent de 1934, mais étant donné son âge d’alors il est plus que probable qu’il ait passé l’essentiel de sa carrière à jouer en public ou en comité restreint. Autre fait certain : il fait partie de ces premiers esclaves noirs suant sang et tripes dans les champs de coton américains à avoir inventé le blues. On sait également qu’il était d’origine angolaise et fut repéré par Alan Lomax, qui devint rapidement son prodcuteur et co-compositeur. Pour le reste, c’est le brouillard total.


A ce jour, et grâce à la reprise de Nirvana, il existe des dizaines de compilations Leadbelly. Grâce ou à cause, faudrait voir, parce que du coup il est difficile de s’y retrouver, d’autant qu’il n’y a (c’est logique vue l’époque) aucun album original. Et les premières sorties de disques de Leadbelly ne sont pas toutes jeunes non plus – il y eut quelques trucs dès les années 60 mais quasiment tous les CDs estampillés de son nom sont sortis à partir de 1994, soit après la reprise de Nirvana sur son MTV Unplugged in New York.

Pourquoi ce mystère entourant l’homme et l’œuvre ? On ne sait pas trop, mais le fait est que jusqu’au milieu des années 90, Leadbelly était un secret bien gardé que se refilaient sous le manteau les zicos américains. Un secret qui est l’auteur de « Goodnight Irene », « Rock Island Line », « Midnight Special »… et de dizaines d’autres chansons devenues célèbres bien après sa mort (en 1949) lorsqu’elles furent reprises par les premiers bluesmen et countrymen. Je tiens d’ailleurs à préciser que je triche honteusement, car cet album que je vous recommande n’a bien évidemment pas été enregistré en 1995 (mais entre 1934 et 1947 environ – il semble qu’il n’ait rien enregistré dans les dernières années de sa vie). Pire : ce n’est même pas un album, mais un coffret quatre CDs (cela dit tous sont sortis en éditions simples). Mais comment choisir un des quatre volets ? Ici, tous les classiques (classiques en creux puisqu’ils sont devenus des classiques interprêtés par d’autres), plus tous les morceaux oubliés par l’histoire, ces « Bourgeois Blues », « When I Was a Cowboy », « Borrow Love & Go », « How long »...

Des chansons enregistrées on ne sait trop où ni on ne sait trop quand. Des chansons enregistrées par un mec malade à crever (dès les années 30 il souffre de sclérose en plaques) qui lutte contre la mort et la souffrance tout seul avec sa guitare. Une voix vibrante mais aussi hésitante parfois, qui s’éteint lentement à la fin de morceaux censés être joyeux comme « John Hardy ». Des textes d’une noirceur et d’une violence incroyable, un jeu de guitare aussi simple que fabuleux…

Ouais, Leadbelly fait voyager. Ecouter ces quatre disques à la suite sans jamais pleurer relève de la performance (voire de l’insensibilité).

Testez, si vous ne me croyez pas… et peut-être même, si votre imagination n’est pas encore trop engourdie, verrez-vous les images se superposer à la musique. Ces images vous montreront un vieil homme noir, écroulé sur sa chaise et cramponné à sa guitare. Il y aura un micro suspendu juste à hauteur de ses lèvre et il vous interpellera doucement mais fermement, les trémolos dans la voix.

Parce qu’il est seul, tout seul dans cette pièce sombre qu’on appelle alors un studio, en train de chanter des chansons comme d’autres rédigent des testaments.