jeudi 3 novembre 2022

20th Century Boys - Songs of Love & Love


Tous les enfants nés avant les années 90 ont un jour rêvé à l'an 2000. On l'imaginait lumineux ou apocalyptique, mystique ou futuriste – mais on l'imaginait, toutes et tous, les yeux le plus souvent levés vers le ciel. Naoki Urasawa, auteur du chef-d’œuvre Monster, est comme tous les autres passé par-là. Né en 1960, c'est à la lecture des mangas d'Osamu Tezuka et au son de la british invasion qu'il s'est pris de fantasme pour cette année lointaine qui le verrait atteindre la proverbiale moitié de sa vie. Dans une époque où le terme science-fiction commençait à peine à entrer dans le langage courant, le petit Naoki imagina des robots guerriers, des apocalypses de pacotille, des bombes anti-protons et des héros qui, toujours, finissaient par se dresser pour défendre Le Progrès et l'Harmonie pour l'Humanité. Adultes, la plupart de ses contemporains se contenteraient de faire des cartes postales du slogan de l'Expo Universelle de 1970, et des albums souvenirs de ses incroyables inventions. Lui en a humblement fait le manga le plus difficile du monde à raconter.


Essayons la simplicité, même si le lecteur comprendra bien vite que rien ne s'y prête ici : 20th Century Boys s'ouvre et se ferme sur des jeux d'enfants, et propose entre les deux une grosse vingtaine de tomes (ou dizaine selon l'édition) emplis d'aventure, de romance, de mystère, de baston et de tout ce dont un enfant de douze ans peut emplir son imaginaire. Ce qui, croyez-moi si vous avez oublié vos douze ans, fait beaucoup, beaucoup... beaucoup de choses. Cette exceptionnelle générosité ne va pas sans induire des défauts. Urasawa, mieux que de les assumer, les revendique. Pourquoi faire une simple bande-dessinée lorsqu'on peut peindre une fresque ? Pourquoi se contenter de raconter une seule histoire lorsqu'on a suffisamment d'idées et de talent pour en imbriquer des dizaines ? Ces questions taraudaient déjà l'artiste à l'époque de Monster. Elles sont omniprésentes dans Pluto, dont la publication fut parallèle à 20th Century Boys. Elles trouvent ici une forme d'accomplissement absurde, démesuré, abrutissant – génial. Être un manga SF à l'humanisme inaltérable ne suffisant visiblement pas, Urasawa a également voulu en faire un double récit initiatique, une ode au rock'n'roll des seventies, une satire politique, un chant d'amour à l'Amitié-avec-un-grand-A, une critique goguenarde de la société japonaise et un thriller sur-dopé aux cliffhangers. Il a tout mis et souvent trop. Quand Monster était un sommet de narration cyclique, partant du particulier pour étaler le général avant de refondre de toutes ses forces sur le particulier le temps d'un volume final suffocant de tension, 20th Century Boys est une espèce de feu d'artifice romanesque permanent, avec son intrigue se dépliant sur trois puis quatre puis cinq époques différentes, son univers en perpétuelle réinvention, sa galerie de personnages à vous faire exploser tous les Who's Who de l'univers et ses twists aussi innombrables qu'improbables (et souvent totalement cramés, en plus : Urasawa s'en fiche et là aussi, assume). En résulte une œuvre ayant quasiment autant que de convergences que de divergences avec le classique de son auteur, dont elle reprend nombre de thèmes et gimmicks (fascination pour l'histoire secrète, relativité des concepts de Bien et de Mal, goût pour les vignettes contemplatives) tout en offrant d'un style aisément reconnaissable une vision éclatée, presque extrémiste dans son approche du récit. La chanson de T-Rex qui donne son titre à la série (et que le héros interprète laborieusement dans le volume 1) n'est sans doute pas la plus connue, ni la meilleure, mais elle a le mérite d'annoncer la couleur : "I move like a cat / Charge like a ram / Sting like a bee" – c'est exactement le sentiment que donne Urasawa tout au long de ses 265 épisodes. Un cheval fou lancé sur le lecteur comme son protagoniste se lancera quelques tomes plus tard à l'assaut du Mal et de la Destruction, sans la moindre chance d'en sortir indemne mais sans que rien, non plus, ne semble en mesure ne serait-ce que de le ralentir.


Bien sûr, aussi long que puisse être le paragraphe, dire cela n'est finalement pas dire grand-chose. D'une part parce que 20th Century Boys a un formidable postulat de départ, ou comment d'ex-amis d'enfance découvrent avec stupéfaction qu'un inquiétant gourou semble s'être mis en tête de donner corps aux délires apocalyptiques de leurs jeux de gosses, se sentant dès lors investis de la mission de sauver l'humanité. D'autre part parce que ce récit anti-messianique multipliant les flashbacks et les ellipses temporelles comme d'autres les pains ne serait pas grand-chose sans ses personnages. Kenji le rocker raté qui fait tant bien que mal vivoter l'épicerie familiale. Yoshitsune, le timide maladif surnommé ironiquement en référence à un samouraï légendaire. Otcho, le cousin japonais de Wolverine. Yukiji, la fille qui traînait avec les garçons, bottait et botte encore plus de culs qu'aucun d'entre eux. Dieu, le mystérieux SDF qui semble toujours capable de prédire l'avenir (ou pas). Manjôme, le fin politicien et bad-guy à la voix forcément très grave et flippante, même sans son. Et puis encore Kanna, Maruo, Croa-Croa... même les personnages n'apparaissant pas ou quasiment pas, à commencer par l'antagoniste principal (Ami), marquent durablement un lecteur qui, s'il s'égarera sans doute parfois dans les timelines ou les fils d'une intrigue qui ne lui épargnera rien, ne ressentira pour ceux-ci qu'une profonde empathie même dans leurs pires errements. La plus belle des qualités de 20th Century Boys est de parvenir à détourner les codes du récit manichéen classique : ses protagonistes proclament constamment qu'ils sont plongés dans une lutte du Bien contre le Mal, mais plus on avance, plus il devient évident que ni l'un ni l'autre n'existe réellement, pas plus que les héros, les méchants ou les demoiselles en détresse. Ce ne sont que des rôles mal définis et fluctuant dans des jeux de gosses, comme le résume amèrement Donkey, personnage dont la condition particulière au sein de l'intrigue (il se suicide dès les premières pages et est donc le seul à n'apparaître quasiment que dans sa version enfantine) fait qu'il incarne mieux qu'aucun autre le déchirement de ce manga entre innocence et gravité : "Je croyais que tout le monde voulait devenir justicier... je croyais que personne ne voulait devenir Empereur du Mal..."

On serait tenté de couper ici en soulignant que tout tient là-dedans. En tentant de faire de 20th Century Boys l’œuvre d'une vie, la sienne, Urasawa est parvenu à faire de la vie une œuvre – qui plus est à la morale exquise, puisque le fin mot de cette histoire improbable, c'est qu'une simple chanson peut changer le monde.

 
20th Century Boys ; 21st Century Boys
Naoki Urasawa, 2000-2007 pour l'édition originale
"Perfect Edition" (10 + 1 tomes) disponible chez Panini depuis avril 2022.

7 commentaires:

  1. Je connais Monster évidemment, par contre pas du tout les autres titres de l'auteur donc : why not.

    J'apprécie au passage les efforts que tu fais pour ne quasiment pas dévoiler l'intrigue. Je suppose que si elle est aussi tortueuse que ça ça ne doit pas être pas facile ;)

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    1. Ce n'est pas si difficile que ça de ne pas dévoiler l'intrigue, je pense que les prémices suffisent à attiser la curiosité. Pour l'anecdote je ne savais pas du tout de quoi ça parlait quand j'ai commencé, uniquement qu'Urasawa s'était inspiré de son enfance et de son amour pour le rock des 70's...autant dire que je partais de loin...

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  2. J'ai adoré les premiers volumes (perfect edition), dévorés en quelques jours, mais j'avoue qu'après le 7 ou 8 j'ai commencé à marquer le pas et finalement je n'ai toujours pas terminé (alors que je les ai tous). La débauche d'effets de manche devient un peu fatigante, on nous tease toujours une grande révélation qui tombe à plat, on se croirait dans les mauvaises saisons d'X-Files... Est-ce que vraiment l'auteur retombe sur ses pieds à la fin ?

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    1. Tout dépend ce qu'on entend par "retomber sur ses pieds". Si tu parles en terme de cohérence narrative, la réponse est "je ne sais pas" car ma lecture a été étalée sur plus d'un an. Il y a deux trois trucs qui ne m'ont pas paru très cohérents mais il aurait fallu non seulement que je relise, mais que je retrouve avant le volume précis pour confirmer ou infirmer mon intuition.

      Pour le côté purement mystère de l'affaire, il est évident qu'Urasawa s'en tire sur une (grosse) pirouette, il faut dire qu'il s'était piégé lui-même. Une fois répondu aux questions entourant la salle de biologie, rien ne l'obligeait à continuer d'explorer le côté "polar/fantastique". C'était un bon mystère, bien exploité, qui courait depuis le tout début, en recoupait plein d'autres, et dont la réponse donnait toutes les clés de compréhension de l'intrigue. Il pouvait parfaitement continuer dans le dernier tiers (que je vais appeler la partie post-ap) sans en remettre une couche en matière de questions à tiroirs, mais bon, c'est toujours plus facile à dire qu'à faire. Je pense qu'à ce stade du récit, ce n'est déjà plus l'essentiel à ses yeux.

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    2. Bon allez, je m'y remets ;)

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  3. Je ne vais pas dire "je le note" car j'en ai beaucoup entendu parler, c'est fait depuis longtemps. Mais merci pour la piqûre de rappel.

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