jeudi 1 septembre 2022

L'Idole de tes idoles

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°120]
Suicaine Gratifaction - Paul Westerberg (1999)

Je n'ai pas d'anecdote avec Suicaine Gratifaction. Pas de petite histoire et à peine de grande (son auteur ne s'y prête pas). Il n'a accompagné aucune de mes ruptures (peut-être la prochaine, qui sait ?), je ne l'écoute jamais lorsque je suis déprimé, je ne l'associe à personne en particulier. Il n'y a pas de majesté notable présidant à sa création – à vrai dire, je ne connais que très vaguement le contexte entourant celle-ci. Je pourrais bien entendu étaler ma science et vous raconter tout un tas de choses passionnantes sur Paul Westerberg. Même que je l'appellerais le Grand Paul Westerberg et que j'y mettrais toutes les majuscules de rigueur. Mais cela ne ferait en définitive que vous renvoyer vers son ancien groupe, les Replacements, et je finirais probablement par accoucher d'un paragraphe introductif d'une page Word apportant beaucoup à votre culture (ce groupe est tellement méconnu et non, arrêtez de faire semblant : vous ne le connaissez pas, vous et moi le savons parfaitement), tout en rendant bien peu grâce à ce magnifique album paru dans une indifférence à peu près générale un beau soir – c'était forcément un soir – de 1999. J'écris au conditionnel pour la forme : j'ai essayé. Plus longue intro que j'aie jamais écrite. Les habitués de ces pages savent qu'il en faut pourtant beaucoup dans le genre pour m'effrayer.


À la place de tout cela, j'ai envie de vous dire – tel le mauvais journaliste qui a toujours sommeillé en moi – que j'aime Don Was, le producteur de cet album. Pour être franc, je ne savais même pas qu'il en était producteur jusqu'à récemment, et les premiers titres d'albums qui me venaient lorsque j'entendais son nom n'invitaient pas particulièrement au compliment. Pourtant, le chef-d’œuvre de Paul Westerberg, qui s'intitule donc Suicaine Gratifaction, doit assurément autant à son producteur qu'à son auteur. Fan absolu du Personnage (retour de majuscule), Don Was fut le premier à produire Paul Westerberg en comprenant réellement sa musique. Ainsi que le dernier, par la force des choses, puisque suite au four retentissant de ce disque, le Paul fit un gros fuck à tous les labels de l'univers et partit s'enfermer dans le confortable cocon de son home-studio, dont il n'est guère sorti ces quinze dernières années que pour une poignée de featurings et autres projets improbables (dont le, hum... "culte", 49:00). En un sens et même si je ne l'avais jamais réalisé, Don Was est l'homme qui me fit découvrir Paul Westerberg. Bien plus que Kurt Cobain, Ryan Adams, weezer, Jesse Malin, Wilco, Green Day, Pavement et les centaines d'artistes ayant fait des albums des Replacements leurs disques de chevets (voire, pour certains, leurs tables de loi). Eux me le firent juste écouter. Mais les albums des Replacements sont pénibles. De merveilleuses incarnations de ce qu'était le rock'n'roll dans une époque – ces putains d'années 80 – où il n'avait de cesse de mourir à chaque nouveau numéro 1 des charts – des ouvrages, hélas, à l'image de leurs auteurs : incomplets, mal fagotés même lorsqu'une major y mettait les moyens, surproduits ou sous-produits (quand ce n'était pas carrément les deux à la fois), pas finis, pas touchants. Admirables ; jamais aimables. Le songwriting est là, parfois extraordinaire (vous ne me ferez pas dire que "Bastards of Young" n'est pas une des plus grandes chansons de son époque, si ce n'est de tous les temps). Les Replacements auraient pu et dû être le pendant américain des Smiths, et sans doute le représentent-ils malgré tout pour toute la génération de songwriters mentionnée quelques lignes plus haut, mais faute d'avoir rencontré leur Stephen Street, ils sont juste restés, pour la génération suivante (la mienne), les idoles de nos idoles. C'est sans doute énorme pour eux. Mais que dalle pour moi. D'ailleurs "Bastards of Young", maintenant que j'y pense, je la préfère dans la reprise minimaliste et geignarde de Jesse Malin (un autre mec qui a sans doute bien mieux compris Paul Westerberg que Paul Westerberg – la compréhension que Paul Westerberg a de son propre songwriting est, il faut le préciser, un sujet en soi). Jusqu'à Suicaine Gratifaction et donc jusqu'à Don Was, j'entendais Westerberg partout, et je l'adorais tout le temps, sauf sur ses propres disques. Je savais ce qu'il y avait à savoir (qu'il avait fui le succès avec une telle obstination qu'il avait fini par réussir – grand bien lui fasse). Je sentais que je pourrais presque vibrer avec lui. C'était tout. Était-ce évitable ? Certains artistes ont des trajectoires injustes, faites de mauvais choix de carrière, d'abus de substances illicites ou de rendez-vous manqués avec la gloire. Paul Westerberg, lui, n'a pas eu ce qu'il méritait – simplement ce qu'il avait toujours voulu : la tranquillité.

Je ne me rappelle pas comment Suicaine Gratifaction est arrivé dans ma vie. Probablement via une énième tentative de devenir pote avec l'idole de mes idoles, ou peut-être avais-je simplement trouvé le titre marrant. Je ne me rappelle pas plus la première fois que je l'ai écouté. Je ne suis pas sûr d'avoir vraiment flashé dessus à l'époque car je me rappelle en revanche avoir voulu, avec un éphémère groupe, reprendre une chanson de Paul Westerberg (parce que ça faisait cool) sans retrouver quelle était celle que j'aimais tellement, et avoir cherché et cherché et cherché et cherché pour que l'affaire ne s'achève en une cover pâlotte et sans âme de "No Place for You" (issue de son album suivant, Stereo). Il m'aura fallu plus de quinze ans pour trouver qu'il s'agissait de "Best Thing Never Happened" – et environ une heure pour m'apercevoir que j'avais finalement une anecdote personnelle liée à ce disque. Je pense du coup tenir ici un bon début chronique – las : nous en sommes déjà au troisième paragraphe, il va être temps de songer à conclure. Alors concluons : Suicaine Gratifaction est le plus bel album de classic-rock des années 90. J'insiste sur la notion de beauté. Il n'est ni le plus parfait, ni le plus abouti, et vous pouvez être certains de ne jamais songer, à son écoute, à l'adjectif "original". Mais sitôt l'aurez-vous lancé que vous ne pourrez plus vous en passer. Merci Don Was d'avoir su capter comme personne auparavant cette voix craignos de rockstar ratée qui aurait dû claquer d'une OD dix ans plus tôt et se trouve toute étonnée d'être encore là, d'avoir survécu à la trentaine, d'être devenue père de famille. Merci d'avoir donné à "Best Thing Never Happened", "Lookin' out Forever" ou la géniale "Whatever Makes You Happy" les écrins que les centaines de formidables chansons de Paul Westerberg méritaient d'avoir au moins une fois, comme ça, pour voir ce que ça donnait un mec qui sonne comme il doit sonner, un mec qui sonne aussi bien si ce n'est mieux que tous les gens qui passèrent leurs carrières entières à l'imiter. Merci d'avoir su qu'il fallait garder les faussetés d'"Actor in the Street", mais que "Self-Defense" devait être un peu plus arrangée afin de ne pas sonner comme du sous-Elton John. Merci d'avoir dilapidé tout le pognon d'EMI dans cet album dont tu ne pouvais pas ne pas savoir qu'il serait un four intersidéral, tellement en marge de son époque (celle de Britney Spears et Cher, où le parangon du rock'n'roll est un groupe d'abrutis beaufs bourrins appelés "Biscuit Mou" et où son futur est supposé s'incarner dans le lyrisme pompier de Muse) que même l'idée d'en faire un gentil succès d'estime prêtait à sourire. Merci de m'avoir fait réaliser combien Paul était un génie, et combien les chansons de Suicaine Gratifaction étaient plus que la crise de la quarantaine d'un gars qui n'était de toute façon déjà pas très bien dans ses pompes à vingt-cinq ans essayant de surjouer le mec content de son sort alors que ses chansons, ses mots, sa voix... sont tellement durs, tellement fracassés... tellement tristes qu'on pleure même quand les morceaux sont censés être joyeux. Merci d'avoir rendu l'impossible possible et d'avoir fait de l'idole de mes idoles un type dont je continue à taper le nom deux ou trois fois par an sur Google – juste comme ça, des fois qu'il aurait décidé d'émerger de sa léthargie sans le dire à personne voire, pourquoi pas, de se lancer dans un comeback fracassant dont personne n'aurait cure... à part moi et, bien sûr, une demi-douzaine de mes idoles.

11 commentaires:

  1. Je suppose que tu avais deviné mon commentaire avant de le lire:
    je ne connais de Westerberg que les deux titres figurant sur la BO de Singles (et c'est loin d'être mes préférés)
    (sinon excellent article, notamment sur la description du rock des 80's. faudrait que j’apprenne ce paragraphe par coeur pour expliquer à certain potes...)

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    1. Instant anecdote (vu que j'en mets très peu de le texte lui-même) : figure-toi que Paul Westerberg ne devait même figurer cette BO à la base, ses deux morceaux ont été rajoutés à la dernière minute. Lanegan raconte très bien (et très méchamment) comment cette BO a été constituée et les motivations tristement commerciales qui la motivaient (en gros : une espèce de gros showroom du grunge qui devaient booster les ventes des prinicpaux labels impliqués). Westerberg a échoué là-dedans parce que les mecs se sont dit que ça ferait classe qu'il y ait aussi un vieux, un "parrain" au milieu de tous ces jeunes groupes, sauf qu'avoir Neil Young était impossible contractuellement et que les Big Black et consorts n'étaient pas assez vendeurs. Ils ont donc pensé à Westerberg qui avait la réputation d'accepter tout et n'importe quoi et a effectivement accepté sans même réfléchir. Je me rappelle une interview dans laquelle il dit (avec toute la nuance et la modération qui le caractérisent) que ce sont deux morceaux de merde et que savoir que ce sont les premiers qui sortent à son sujet quand on tape son nom sur Google lui donne juste envie de se flinguer :-D

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    2. super intéressant ! le film lui même n'avait pas été accusé aussi de profiter de la vague grunge et d'en présenter une histoire aseptisée pour être plus commercial ?
      en tout cas c'est vraiment dommage de ne pas en avoir au moins profiter pour mettre les meilleurs titres de Westerberg: sur que si ceux présents sur la BO m'avaient plus accrochés, j'aurais cherché à l'époque à explorer sa discographie...
      Et l'autre anecdote que j'ai sur la BO c'est Corgan ultra furieux que "Drown" n'ait pas été choisie comme single de Singles, considérant que le choix de Pearl Jam avait été uniquement motivé par le fait qu'ils étaient signés chez Epic, comme la BO, et non pour la qualité du morceau (sans doute avait il raison). Bref, un beau package commercial que tout ceci, avec un mince vernis pour la "crédibilité indie" qui comptait tant à l'époque...

      (et sinon, il y a une présence encore plus incongrue dans la BO: un titre d'Hendrix complètement décalé avec le reste. Tu connais la raison de sa présence ?))

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    3. C'est une devinette ou une vraie question ? Hendrix est né à Seattle ! Je ne me suis jamais demandé s'il y avait une autre raison, à vrai dire... ^^

      Je ne connaissais pas l'anecdote sur Corgan. Elle ne m'étonne pas de lui, par contre ce qui m'étonne un peu plus c'est qu'à ma connaissance (peut-être incomplète) il n'y a eu qu'un seul single extrait de cet OST et ce n'était pas la chanson de Pearl Jam (dont le titre m'échappe là, maintenant), c'était bien évidemment "Would?". Et en dépit de l'amour que j'ai pour Corgan (et pour "Drown"), très peu titres symbolisent mieux à mes yeux le son et la vibe du grunge que ce morceau...

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    4. (et Alice n'était pas chez Epic mais chez Columbia, ma phrase était incomplète)

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    5. c'était une vraie question, j'ignorais qu'Hendrix était né à Seatle. Il doit pas y avoir d'autres raisons mais c'est un peu con parce que quand t'écoutes la BO tu te demandes vraiment ce que ce titre tout peaceflower fout là, c'est à l'opposé de l'esprit grunge. Encore une fois il ne manque pas de titres d'Hendrix un peu plus torturés...

      Quant à l'affaire Corgan, c'est un truc que j'avais retenu de mes lectures de l'époque donc autant te dire que ca date. Et à priori mon souvenir est distordu puisqu'en recherchant rapidement sur le net j'ai trouvé que Corgan se plaignait effectivement que "Drown" ait été sacrifié au profit de "Would?" pour ne pas lui faire de l'ombre. Et là c'est effectivement beaucoup plus ridicule que ma version initiale, car comme toi je considère AIC comme le plus digne représentant du grunge, même si dans l'absolu je préfère les Pumpkins... et la mesquinerie de Corgan ne s'arrête pas là, je te laisse lire l'article:
      https://loudwire.com/billy-corgan-singles-soundtrack-slight-smashing-pumpkins-drown/

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    6. Du pur Billy dans le texte. C'est magnifique cette manière de regretter d'avoir participé à la compile parce que ç'a donné une image biaisée du groupe et de se plaindre avec une égale véhémence de ne pas avoir explosé grâce à la compile en question. Le tout en ayant globalement raison sur la manière dont les majors fonctionnaient à cette époque.

      Je n'irai pas le blâmer sur sa petite mesquinerie finale parce que bon, on peut le dire désormais qu'il y a largement prescription, mais en vrai, cet OST n'avait rien de fabuleux. A part "Would?", "Drown" et "Nearly Lost You" des Trees (qui a failli ne pas y être puisque selon Lanegan ils ont quasi dû supplier le patron d'Epic pour figurer sur le disque), dont deux sur trois ressortiront quelques mois plus tard sur les nouveaux albums respectifs de leurs auteurs, on ne casse vraiment pas trois pattes à un canard...

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    7. oui, très inégale en tout cas. Moi j'aime aussi énormément le long titre de Mother Love Bone, et le "State of love and Trust" de Pearl Jam.
      Quant à Westerberg, tout désolé qu'il soit qu'on ne l'identifie prioritairement que par les deux mauvais titres de cette BO, il a été une nouvelle fois peu difficile à convaincre: il y a 4 extraits de lui dans les bonus de la réédition !

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    8. Ça ne m'étonne même pas (en admettant que ça vienne car je ne suis pas sûr qu'il soit propriétaire de son back-catalogue).

      Et sinon tu as le moindre souvenir du film, toi ? Parce que moi, absolument aucun :-)

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    9. aucun souvenir, même pas des gonzesses c'est dire... juste une image fugace de Pearl Jam attablés dans un snack...
      il me semble même que j'avais trouvé ce film pas terrible, sans trop oser me l'avouer. Et pourtant pour le ciné j'étais encore moins difficile à l'époque que maintenant.

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    10. Bon, bah... pareil. Moi je me rappelle même pas du casting (à part Matt Dillon bien sûr... qui je crois ne joue même pas le rôle principal contrairement à ce que mon cerveau a voulu retenir).

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