dimanche 21 octobre 2018

The Chronoliths - Colonisation mentale


En SF plus encore que dans d'autres genres, ce n'est pas vraiment la force du concept qui fait la différence entre un livre sympa et un autre susceptible de durablement marquer ses lecteurs. Logique, quand on y réfléchit : des concepts, tout le monde en a, c'est le principe. Le concept est à la SF ce que le chapeau de cowboy est au Western ; on peut revisiter les codes du genre dans tous les sens, faire des post-westerns et des anti-westerns et des westerns-urbains des westerns-en-creux... le chapeau de cowboy sera toujours là, marqueur d'appartenance encore plus fort que le Colt. Cela ne signifie évidemment pas qu'il suffise de mettre un chapeau de cowboy à un personnage (ou un auteur) pour faire du western, et l'analogie fonctionne d'autant mieux avec la SF que s'il est un genre où le concept peut aisément se retrouver à primer sur le reste... c'est bien celui-ci.


On pourrait croire à lire cette introduction que The Chronoliths, de Robert Charles Wilson, n'a pas un bon concept. Ceux qui connaissent ne serait-ce qu'un peu l'auteur de Spin ou de Darwinia se doutent déjà que c'est tout le contraire. Mais ils devineront sans doute aussi que celui-là n'est qu'un point de départ (dans tous les sens du terme) et que la force du roman réside ailleurs. Ou comment apparaît, du jour au lendemain, un immense monument surgit littéralement de nulle part, s'érigeant à la gloire d'un maître du monde (Kuin) dont personne n'a jamais entendu parler et qui, si l'on en croit la plaque, n'édifiera ce que la presse appellera rapidement le "chronolithe" qu'une vingtaine d'années plus tard. L'idée est séduisante, encore que ce résumé succinct ne lui rende pas forcément hommage ; elle sera surtout très déceptive pour tous les amateurs de Pourquoi et de Comment. Ce chronolithe et les petits frères qui ne manqueront pas d'apparaître durant les deux décennies suivante ne se situent en rien au cœur du roman, ils ne sont que les élément déclencheurs d'une fable sociale particulièrement désabusée, récit énigmatique à l'étrange atmosphère de fin du monde par anticipation. Un genre de roman pré-apocalyptique louchant parfois plus volontiers sur Buzzati ou Beckett que sur les grands classiques de la SF, ce qui a sur le papier tout pour énerver mais fonctionne presque instantanément, Wilson n'étant pas un de ces insupportables auteurs vous donnant l'impression de faire de la littérature de genre uniquement pour la casser et s'en moquer. The Chronoliths tourne simplement à un autre niveau, plus métaphysique, ce qui donne parfois le sentiment qu'il ne fait qu'esquisser certains sujets (à commencer par le voyage dans le temps) alors qu'ils n'en sont tout simplement pas aux yeux de l'auteur.

Avant toute autre chose, The Chronoliths est une bonne histoire peuplées de personnages solides, simples, humains et totalement dépassés par la situation. On comprend assez rapidement que Scott, le narrateur, ne sera pas amené à jouer un rôle déterminant dans la conquête de Kuin, en admettant même que celle-ci ait jamais lieu. Il en est le témoin impuissant et de plus en plus mélancolique au fur et à mesure que les années passent et que la date de construction du premier chronolithe approche. Si nous disions que le voyage dans le temps n'était pas un sujet, c'est parce qu'il n'est qu'à peine question, dans ce récit assez fascinant, de s'intéresser à l'idée d'empêcher le futur (ou de le provoquer). The Chronoliths ne repose pas sur une mécanique de thriller, d'où d'innombrables ellipses temporelles venant sans cesse ralentir son rythme ; il peint avant-tout le délitement d'une société progressivement gagnée par la conviction que sa chute est inexorable, condamnée à faire son propre deuil. Chaque personnage du texte paraît affligé par ce sentiment croissant d'inéluctabilité, d’oppression au sens littéral du terme (ils sont minuscules face au gigantisme de ces monuments). Sans jamais – ou très peu – citer l'influence de la presse, Wilson met en scène avec beaucoup de finesse le concept de prophétie autoréalisatrice, décrivant avec un évident effroi la manière dont l'omniprésence médiatique du sujet le plus dérisoire peut finir par lui conférer une importance vitale. Année après année, Kuin contamine tous les esprits, s'impose comme une réalité que rien ne vient pourtant jamais corroborer, puisque l'on ne verra pas l'ombre du commencement de son petit orteil de tout le récit. Les héros ne se contentent pas, comme dans un récit classique de boucle temporelle, de provoquer ce qu'ils espèrent éviter : ils le conçoivent, le définissent, se plongent eux-mêmes dans un asservissement à l'idée de Kuin avant même, peut-être, la naissance de celui-ci.

Il y a certes un bémol qu'il faut bien se résoudre évoquer, mais seulement du bout du lèvres tant ce roman est réussi : il ressemble, beaucoup, à Spin, l'ouvrage le plus connu de Robert Charles Wilson, qui paraîtra trois ans plus tard. Même point de départ (un évènement global et incompréhensible bouleversant tout ce que les sociétés humaines croient connaître du monde), même narrateur jouant les acteurs secondaires de la fresque, même volonté d'analyser la désagrégation des sociétés occidentales, même critique acerbe des religions, et enfin même manière de dispatcher les éléments de récit sur plusieurs époques (The Chronoliths ayant une construction plus linéaire, quand Spin opère pour sa part des aller-retours lui permettant de renforcer le climat de mystère). Le canevas, à vrai dire, s'applique à beaucoup de romans de Wilson, qui paraît être un Monsieur légèrement obsessionnel, mais les ressemblances sont particulièrement marquées ici et desservent un peu The Chronoliths, moins abouti, moins riche et moins fort (les évènements globaux introduisant les deux histoires ont des effets similaires sur les personnages MAIS celui de Spin, que je vous laisserai découvrir si vous ne l'avez pas lu, est bien plus puissant sur l'imaginaire du lecteur). Cela n'enlève évidemment rien aux qualités objectives de The Chronoliths, a fortiori si vous n'avez lu aucun roman de cet auteur. Auquel cas, vous dévorerez celui-ci, serez probablement un peu déçus par une fin abrupte (mais tellement logique, quand vous y réfléchirez un peu plus tard) et aurez le sentiment de vous être fait un nouvel ami dont il vous faut absolument TOUT lire.


👍👍 The Chronoliths
Robert Charles Wilson | Mass Market, 2001

7 commentaires:

  1. Ah, les fins de romans de Robert Charles Wilson.
    Il a un problème avec cela, je n'ai jamais compris, il est capable d'écrire des choses brillantes, mais, sur la fin, je trouve qu'il craque. Presque toujours, il conclut avec une scène d'action "concon", qui me gâche complètement ce qui a précédé.
    Cela ne l'empêche pas d'être un auteur intéressant. Mais je suis souvent frustré par ses histoires. Sauf Spin, Spin n'est pas ainsi et a une fin très poétique, mais, à la place de la fin "concon", il y a deux suites fort dispensables. Cela revient donc au même...

    Bon dimanche,

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    1. Je suis relativement d'accord quant aux fins de romans de Wilson, souvent un peu superficielles et en queue de poissons (on peut considérer celle-ci comme telle même si, sur le principe, elle est plutôt maline, c'est plus l'exécution qui pose question). En revanche, je ne le suis pas vraiment (voire pas du tout) concernant la trilogie Spin. S'il est certain que le premier volet est très au-dessus des autres, effet de surprise oblige, je me suis régalé de chacun d'entre eux. Après tout dépend ce que tu entends pas "dispensable" ; Spin se suffit effectivement à lui-même on n'est pas obligé de savoir ce qui se passe après, donc en ce sens peut-être que c'est "dispensable"... mais quel dommage ce serait tout de même de se priver de romans aussi captivant qu'Axis et Vortex !

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  2. Un auteur que j'aime particulièrement (et je valide pas du tout les conneries dites par mon camaratroll ci dessus). Bon j'ai pas lu celui-ci mais tous ceux que j'ai lus m'ont scotché, je trouve que Wilson trouve un équilibre presque parfait entre SF très intello avec beaucoup de jargon et trucs plus mainstream qui te donne juste envie de lire ses bouquins d'une traite.

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    1. Oui, je suis plutôt d'accord. Wilson a un côté Stephen King, pas tellement dans les thèmes (encore moins dans le style), mais dans cette manière d'accrocher le point de vue de personnage très humains, auxquels il est facile de s'identifier même si l'histoire dans laquelle ils sont embarquées est très complexe et tortueuse.

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  3. Je garde un excellent souvenir de ce livre, lu il y a bien longtemps. C'est vrai que l'on y retrouve beaucoup de thème caractéristiques de l'auteur, même si pour moi, c'est le contraire : c'est "Spin" qui eut à l'époque un petit goût de déjà-lu (léger, car c'est surtout la première partie qui ressemble aux Chronolithes). Article très intéressant, merci!

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  4. Hello,
    Enfin ma liste des 100 livres:
    https://thebinarycoffee.blogspot.com/2018/10/mon-top-100-livres.html

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