dimanche 23 septembre 2018

Autre temps, autres meurtres

Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°66
Les Paletots sans manches - Léo Malet (1949)

Je vais vous avouer un secret : il y a des auteurs dont, à importance égale dans une vie de lecteur, on parle plus que d’autres. Ainsi n’aura-t-on jamais de mots assez forts pour vanter, par exemple, tel auteur qui « nous a accompagné toute notre vie », oubliant que certains avec qui l’on n’a fait qu’un bout de chemin n’ont pas moins compté dans la construction de notre imaginaire ou de notre culture. Il y a des auteurs qu’on lit passionnément à une époque donnée puis que l’on n’ouvre plus jamais, voire que l’on oublie.

J’ai lu Léo Malet en long et en large – peut-être pas en travers, mais pas loin. A l’adolescence, principalement ; des Nestor Burma, principalement aussi. Fut un temps, je connaissais tout cela par cœur. J’adorais. J’étais, hum, fan. J’en avais trouvé beaucoup dans la bibliothèque d’un de mes grands-pères, puis j’avais acquis les autres tout seul comme un grand – il n’est pas impossible que Léo Malet ait été l’un des premiers auteurs dont j’aie réellement acheté les livres. Mais tout cela m’est passé. Pas d’un coup ; au bout de quelques temps. Cela semble suffisamment loin aujourd’hui pour qu’au moment de rédiger cet article, en consultant la bibliographie de l’auteur, je sois le premier surpris de m’apercevoir que j’avais lu tous les Burma. Sans exception. En avais-je conscience à l’époque ? Peut-être. Probablement pas. C’était il y a mille an. Sans Internet, c’était difficile à mesurer. Je ne savais pas que ce que je lisais ne pouvais donc pas savoir que j’avais lu tous les Nestor Burma. Les vingt-huit, les nouvelles, les trois romans inachevés et les deux versions de Coliques de plomb. J’ai juste enchaîné ces vieux livres, souvent courts, sans respirer, parce que j’aimais bien la série télé avec Guy Marchand. Je découvrais sans le savoir le pulp. Le hardboiled. Le roman de gare dans son acceptation la plus noble (d’ailleurs, la première enquête de Burma s’intitulait 120, Rue de la Gare et ce n’était probablement pas un hasard). Il ne m’avait pas fallu longtemps pour comprendre que le vrai Nestor Burma était bien plus cool que sa version télévisée. Plus badass, également, même s’il losait pas mal et s’était fait une spécialité de se faire assommer dans les circonstances et les positions les plus farfelues. Sa filiation avec Sam Spade ou d’autres ne m’apparaîtrait que plus tard, et jamais les détectives américains, plus gritty mais surtout moins réalistes, ne me convaincraient autant que ce type désinvolte et franchouillard qui paraissait résoudre la plupart de ses affaires par accident.

Il faut redécouvrir et Malet et Burma aujourd’hui, même si le texte a un peu vieilli, même si tout cela nous évoque un monde désormais enfoui sous la modernité. Le temps a beaucoup effacé la dureté de ces textes, leur drôlerie également, et si Marchand fut un formidable Burma, le personnage des romans a sans doute été un peu abîmé par sa version télé (douze ans, c’est très long, surtout lorsqu’il n’y a plus rien à adapter et qu’il ne vous reste que des scénarii n’ayant d’originaux que l’appellation). Pourquoi recommander celui-ci ? Pourquoi Les Paletots... ? Il y a sans doute plein de bonnes raisons d’en choisir un autre. Il y a beaucoup d’excellentes aventures de Nestor Burma Je n’en ai aucune, pourtant lorsque j’ai établi la liste de Mes livres à moi, c’est spontanément celui-ci que j’ai inscrit. Je n’ai même pas hésité.

Les Paletots sans manches est un livre charnière, presque le dernier, déjà, puisque c’est celui qui conclut la série "régulière" avant d’embrayer sur Les Nouveaux Mystères de Paris (des romans plus courts, souvent plus légers, dans lesquels Burma résout une enquête par arrondissement parisien). En réalité, l’antihéros à pipe et bosses reviendra encore un peu plus tard, hors du cadre de cette série la plus connue (que Malet ne finira pas), dans des romans tardifs un peu lourds, un peu caricaturaux, plus comiques que mémorables. Pour moi, ce sont symboliquement les Nouveaux Mystères de Paris qui marquent le début de la fin, même si certains (Les Eaux troubles de Javel, L’Ours et la Culotte et bien sûr le culte Brouillard au Pont de Tolbiac) sont de formidables ouvrages. Le jeu de mot y prend le pas sur la fulgurance poétique, les saynètes goguenardes sur l’atmosphère pulp. Les Paletots sans manches n’y est pas encore. En 1949, Malet, auteur que l’on croit souvent prolifique alors que son œuvre, constellée de cassures et de démissions, est relativement brève pour quelqu’un ayant vécu jusqu’à presque quatre-vingt-dix ans, est encore Malet ; le vrai, le jeune – le mélancolique rageur qui a grandi avec les surréalistes, a appris avec eux, a combattu avec eux, a été déporté avec eux.

Dès l’incipit, on nage dans un coton sensuel, cryptique – il y a bien quelques influences ça et là mais, dans l’ensemble, Les Paletots sans manches ne ressemblera à rien ce que vous aurez lu précédemment. Le récit est court (moins de deux cents pages), sans détour autre que stylistique. L’intrigue est solide, peu surprenante mais bien construite et bien menée. Qu’importe : ce qui frappe, c’est l’écriture et l’atmosphère que Malet, poète raté mais romancier brillamment lyrique, parvient à tisser en l’espace de quelques chapitres, ne la dissipant qu’en des moments clés. Soixante-dix ans ont presque passé et c’est là qu’on est bluffé, comme hier, comme en 1949 : il y a un soin porté au style, une exigence... un esthétisme que l’on ne retrouve assurément pas dans le polar français d’aujourd’hui, qui s'il peut parfois être influencé par Malet n’a souvent gardé de lui que les côtés sarcastique et terre-à-terre en en oubliant l’emphase, l’érotisme – la beauté, tout simplement. Trop de droite, sans doute. Trop old-school. La vérité est qu’alors, pour du roman de gare auto-assumé chez un tout petit éditeur, on mettait plus de soin à proposer des œuvres qu’on le fait aujourd’hui pour des ouvrages de Littérature avec un grand L. Je suis dur ? Un peu, sans doute. La vérité est aussi que Léo Malet était un écrivain de premier ordre, même si personne ne le savait vraiment à l’époque (le pauvre passa d’ailleurs l’essentiel de son œuvre à l’interrompre parce qu’il devait travailler, dur et longtemps, pour se nourrir… quand on voit les tocards qui ont pignon sur rue de nos jours en déclinant du trileur débilitant au kilomètre, il y a de quoi soupirer).

Bien sûr, c’était une autre époque et Les Paletots sans manches parle de choses qui n’existent plus, dans une langue qui n’est plus la nôtre (si tant qu’elle le fût un jour). Pour un polar, c’est toujours un peu ennuyeux, de perdre la prise avec son temps. Il y a notamment une forme d’orientalisme, si ce n’est simplement de racisme, qui pourra gêner le lecteur contemporain – c’est à lui de contextualiser, nous sommes en 1949, époque où l'on ne croisait pas des Arabes à tous les coins de rue. C’était de même une époque avec d’autres exigences, oui, donc d’autres contraintes, aussi. Dans le fond, je n’ai jamais compris comment des auteurs pouvaient trouver tout à fait normal d’enchaîner trente romans consécutifs avec les mêmes personnages sans jamais qu’ils évoluent, apprennent quoi que ce soit de leurs erreurs voire conservent le souvenir de leurs aventures précédentes (sans même parler des seconds rôles changeant totalement de personnalités d’un roman à l’autre). Mais la force des romans de Malet, Les Paletots en tête, est justement de conserver un profond pouvoir de fascination en dépit de ce fossé temporel. Très peu de ses contemporains peuvent en dire autant, à tout le moins chez les Français (Boileau et Narcejac, peut-être, ils sont de la même génération… mais n’habitent pas sur la même rive du continent Policier, et le commentaire ne vaut certainement pas pour l'ensemble de leur œuvre). Cela le place au niveau de tous ces auteurs qu’il a toujours refusé de considérer comme des modèles – les Chandler, les Hammett, peut-être Jim Thompson. C’est inestimable.


Trois autres livres pour découvrir Léo Malet :

120, Rue de la Gare (1943)
Le Cinquième procédé (1947)
Les Eaux troubles de Javel (1957)

8 commentaires:

  1. Ah, ça fait du bien un article que je peux lire... Et un bon en plus...

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    1. Tu peux lire les autres aussi, tu sais (enfin sauf si quand tu étais enfant tu as croisé un satyre avec un grand imperméable derrière une cabine téléphonique, là, je comprends... ;-)

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  2. Quel bel article, merci.

    Pour moi aussi, Léo Malet, Burma commencent à dater. Je ne saurais même pas dire si j'ai lu celui-ci (à lire le résumé, je ne pense pas). C'est vrai que c'était une littérature autrement exigeante, que les polars qui s'étalent dans les supermarchés et le top Amazon de nos jours. Une poésie comme on en voit peu, dans le roman policier, à part chez un Izzo (qui n'avait pas l'humour de Malet cependant)

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    1. Effectivement, il y a une filiation assez naturelle entre Malet et Izzo (qui ne manquait pas d'humour à sa manière mais qui éprouvait moins le besoin de faire faire les marioles à ses héros). Cela reste assez rare et c'est ce qui assez frappant, avec le recul, même le polar français "de qualité" (ou qui se considère comme tel) paraît avoir pris ses distances avec Malet et Burma, à qui c'est à peine si on ne reprocherait pas aujourd'hui de ne pas être assez sérieux (j'ai toujours eu le sentiment - peut-être faux - que cela voulait surtout dire ne pas être assez "engagé")...

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  3. Je n'avais pas lu le nom de Léo Malet depuis longtemps... Et je n'ai pas lu un de ses livres depuis encore plus longtemps.

    J'en garde le souvenir de récits qui sortaient un peu de l'ordinaire, avec un langage très imagé et beaucoup d'humour noir. C'était bien, je crois ! :)

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    1. Peut-être que tu devrais en (re)lire un pour confirmer ;-)

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  4. Le polar français et moi ça fait cinq, mais Léo Malet, c'est bien.

    Fallait que je le dise, parce que 6 commentaires sous un aussi bon article c'était inacceptable.

    Ne te la pète pas trop, je trollerai comme un porc à mon prochain message ;))

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    1. Je n'en doute pas, mais je te remercie quand même pour cette intervention ;-)

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