jeudi 19 avril 2018

Summertime - Ce que l’écriture peut faire à une vie

Si j'ai souvent écrit mon désintérêt malpoli pour les histoires d'écrivains racontant leur nombriliste et misérabiliste petite vie d'écrivain1, il est une sous-catégorie à cette sous-catégorie qui m'a toujours fasciné : les romans dans lesquels l'auteur s'amuse (ou pas du tout) à mettre en scène sa propre mort. L'utilisation d'un présent de vérité générale n'a ici rien d'abusif : j'ai à ce point toujours été fasciné par ce type de récit que le tout premier que j'ai écrit (ou plutôt terminé), à l'âge de douze ou treize ans, racontait mes derniers jours sur cette terre2. J'ignore ce que cela dit précisément de mon moi adolescent, de ses tendances suicidaires comme de sa mégalomanie. Celle de Coetzee, en tout cas, ne fait plus de doute depuis longtemps – c'est pour ça qu'on l'aime, et s'il peut parfois irriter (notamment à présent qu'il a largement passé l'âge de la retraite et commence à libidiner comme le Philip Roth de la fin...), on le sait généralement gré d'être incapable de raconter simplement des choses qui chez tous les autres paraîtraient banales.


A l'instar de ses "Scènes de la Vie de Province"3 (Boyhood et Youth), Summertime est une tentative autobiographique explosée et largement romancée. Ce n'est pas la plus originale, puisqu'elle est très largement pompée sur mon chef-d’œuvre de jeunesse, dont elle reprend le principe du personnage extérieur, biographe, interrogeant différents témoins au sujet de John Maxwell Coetzee, écrivain réputé, décédé à une époque indéterminée de causes non-spécifiées. Les similitudes s'arrêtent heureusement là, et si le plagiat est évident, il me faut reconnaître que le résultat, sous la plume de ce jeune auteur prometteur, est pour le moins percutant. Il l'est toutefois d'une manière qui n'en fera pas un livre exquis pour tout un chacun ; une relative connaissance de l’œuvre de Coetzee sera nécessaire pour en appréhender les tenants et aboutissants.

Par relative, on entend qu'il aura fallu au moins une fois se frotter à la littérature de l'auteur de Life & Times of Michael K. Se frotter ? Pardon : se heurter, car c'est souvent l'effet que fait un livre de Coetzee au premier abord. L'impression de percuter un mur, de plein fouet. La surface est dure, lisse, ne présentant a priori aucun point d'accroche. Arriver au bout est une expérience en soi ; non qu'il s'agisse d'une littérature particulièrement difficile à lire (le style de Coetzee est au contraire bien plus riche et racé que chez l'auteur post-moderniste moyen) : c'est simplement une littérature à la froideur extrême, particulièrement avare en émotions, qui peut facilement rebuter pour un peu que l'on soit de mauvaise humeur ou que le texte en question soit d'un niveau un peu moindre qu'un Waiting for the Barbarians ou un Foe. Il n'est nul besoin de savoir que le mode de vie Coetzee se situe quelque part entre l'ermite ascète et le moine janséniste pour le deviner : on le sait, intuitivement, au bout d'une poignée de pages de n'importe lequel de ses livres. Coetzee n'est pas un auteur chaleureux. Il ne tient pas la main au lecteur. On a parfois même le sentiment qu'il n'a strictement rien à lui dire.

La parenthèse est d'importance, car c'est principalement ceci qu'évoque Summertime. Prenant cadre dans les années soixante-dix, alors que l'Apartheid s'effrite chaque jour un peu plus sans que les Blancs paraissent jamais s'en apercevoir, le roman présente un Coetzee trentenaire que l'on n'arrive jamais à imaginer autrement que comme un vieil homme, mais qui se comporte la plupart du temps comme un enfant naïf et/ou capricieux. Froid, impénétrable, souvent antipathique au possible, il suscite mystérieusement l'amour autour de lui mais ne fait assurément rien pour, ne paraît même pas s'en apercevoir, et théorise tout seul à voix haute entre deux séances de bricolage (il met un point d'honneur à être le seul blanc du Cap à accomplir lui-même ses tâches manuelles, comme un acte de résistance... mais c'est bien là la seule trace d'humaniste que l'on entrevoit chez lui). La manière dont il traverse l'existence, parfois comme un emmerdeur mais le plus souvent comme un fantôme absent de sa propre vie, a quelque chose de fascinant. Summertime est un manifeste, une réhabilitation par l'absurde du mythe de l'artiste enfermé dans sa tour d'ivoire, curieux mais foncièrement inapte au monde concret. Le choix de l'époque est éloquent : Coetzee se capte lui-même peu de temps avant la publication de son premier ouvrage (le fabuleux Darklands, recueil de deux novellas aussi glauques qu'hypnotisantes) ; il se place aux prémisses de sa carrière, autant dire de sa vie, puisque l'écriture est la seule chose qui réussisse vaguement à l'arracher à sa torpeur. On est d'ailleurs frappé par les descriptions qu'il s'amuse à faire de lui-même, mal ou pas coiffé, négligé, vivant dans la saleté et un innommable bordel, quand l'auteur accomplit (l'homme adulte, l'homme vivant), dans ses rares apparitions publiques, paraît au contraire d'une belle élégance. Rien n'a encore commencé pour cet homme qui a pourtant passé le quart de son existence. Rien, à vrai dire, ne promet pour le moment de commencer.

Il y a cela va sans dire une part non-négligeable de jeu dans cette approche ; Coetzee s'éclate à se faire éclater par ses personnages, et si l'on ne s'éclate tout de même pas à contempler ce triste spectacle, il faut bien reconnaître que voir un artiste aussi complexe et mystérieux se mettre à nu avec un tel masochisme a quelque chose de profondément jouissif. Précision qui s'impose, pour en revenir à ce que j'évoquais en début de chronique : Summertime ne parle jamais d'écriture. Pas une seconde. A aucun moment ne sont évoqués le travail ou les inspirations du futur Nobel (qui selon les différents points du récits, présentés dans un désordre de rigueur, est soit en train de rédiger Darklands, soit vient de le terminer). Et pourtant, il ne parle que de cela ; par la bande, le plus souvent sans grandes phrases tapageuses, sans sentences, sans aucun de ces aphorismes énervants dont même les plus grands se fendent parfois lorsqu'ils s'écoutent un peu trop parler d'eux-mêmes. Il montre tranquillement, par le menu, ce que l'écriture peut faire à une vie : la mettre sur les bons rails, donc, mais aussi la dévorer, sans relâche, en ronger chaque os, jusqu'à la plus petite parcelle de libido.



👍👍👍 Summertime [L’Été de la vie]
J.M. Coetzee | Penguin, 2009


1. Assertion que les lecteurs du Golb m'ont toujours fait la politesse de nuancer d'eux-mêmes, venant d'un inconditionnel de Philip Roth et tout particulièrement du cycle du Zuckerman.
2. Je me suicidais (bien sûr) simplement en marchant dans les vagues d'une quelconque plage d'Algarve, jusqu'à disparaître. Lorsque l'on sait que j'ai la phobie de l'étouffement, donc par extension de la noyade, on autorisera mon moi adulte à confirmer qu'on n'est pas sérieux quand on a douze ans.
3. Le titre Scenes from Provincial Life a été remplacé par "de la vie d'un jeune garçon" dans les éditions françaises, pour des raisons que l'on imagine juridiques, mais la référence n'est évidemment pas anodine.

9 commentaires:

  1. Intéressant.
    Coetzee est un auteur qui m'attire depuis assez longtemps, mais il me fait un peu peur. Tu ne me rassures pas énormément, d'ailleurs !
    Quel livre me conseillerais-tu pour découvrir ?

    Bonne journée,

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    1. A peu près tous ceux que j'ai cités dans cet article ^^

      Bon allez, Darklands. Ce n'est pas forcément son meilleur livre (même s'il est excellent), mais c'est à mon avis une parfaite porte d'entrée à l'univers de Coetzee, tu vas très vite savoir si tu adhères ou pas (et si non, c'est court, tu n'auras de toute façon pas eu le sentiment de perdre ton temps).

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  2. Très bon résumé de ce qu'on ressent à la découverte de ce grand écrivain, ou lorsqu'on l'a laissé de côté pendant quelques temps.

    Summertime doit être un des rares que je n'ai pas lus, mais je ne trouve pas qu'il devienne libidineux. Au contraire, son œuvre contemporaine me paraît encore plus saisissante, même si moins originale que dans les années 70 et 80.

    Merci pour cet article, toujours un plaisir de te lire. H.

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    1. Si si, il devient un peu libidineux, dans un registre un peu particulier puisque cela reste du libidinage très froid et cérébral, mais il suffit de lire le roman que cite PAULINE un peu plus bas pour le constater.

      Mais attention, quand je dis ça, je ne dis pas du tout que son œuvre serait sur le déclin ou quoi que ce soit de ce genre. Coetzee demeure l'un des plus grands écrivains vivants, peut-être même LE désormais que Philip Roth est à la retraite et qu'Aharon Appelfeld nous a quittés.

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  3. Ca n'a pas l'air du tout d'être un livre pour moi mais j'ai pris beaucoup de plaisir à lire l'article :)

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  4. Je n'ai lu qu'un livre de Coetzee, "Journal d'une année noire", je l'ai trouvé très bien écrit mais plein de clichés et assez misogyne... je crois que je ne l'ai pas fini. Mais c'était peut-être un mauvais choix. Je l'avais acheté par hasard.

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    1. Comme quoi le hasard ne fait pas toujours bien les choses...

      Je n'ai pas tout lu Coetzee mais j'en ai tout de même lu un paquet et celui-ci était sûrement le plus faible du lot. Et surtout, il n'est pas du tout représentatif de son œuvre, hormis peut-être dans la partie sur la politique en Afrique du Sud (et encore... Coetzee n'est pas réellement un militant comme l'est son personnage). Je ne peux que t'encourager à en lire d'autres "mieux cotés".

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