vendredi 31 mars 2017

Décadence de la Décadence

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°63]
Monsieur de Phocas - Jean Lorrain (1901)

Jean Lorrain est arrivé après, bien après la bataille du Décadentisme. En 1901, pensez donc. Plus de quinze après À rebours ou Le Crépuscule des Dieux. Plus de dix ans après la mort de Barbey d’Aurevilly. En 1901, ce courant qui n’a jamais reconnu en être un que du bout des lèvres est déjà en voie d’extinction. Ses théoriciens sont désormais des auteurs installés, certains bien grassouillets, d’autres en plein reniement. Paris est passée à autre chose, si tant est qu’elle ait jamais accordé plus qu’une attention polie à ces auteurs pédants, versatiles, dépressifs et de surcroît, pour un certain nombre d'entre eux, notoirement homosexuels. Ce n’était pas Jean Lorrain, plus connu pour ses activités de chroniqueur mondain que pour son œuvre littéraire, qui allait y changer quelque chose. Ou peut-être bien que si. On disait que Huysmans, pourtant peu connu pour tresser des couronnes à ses suiveurs, s’était enthousiasmé pour son nouveau roman. On disait plein de choses, alors, à Paris. Et cela énervait beaucoup Jean Lorrain, dont le métier était plus ou moins de les compiler – ces choses.


Ce qui m’a toujours fasciné je crois, avec Monsieur de Phocas, au-delà bien sûr du fait que ce soit un roman extraordinaire, c’est la manière dont un auteur méconnu, peut-être même mineur si l’on prend son œuvre dans sa globalité, a pu se saisir de tout un courant pour en délivrer une synthèse presque absolue. Un sommet tardif, par définition destiné à être oublié – un aboutissement, mais aussi déjà un presque retour en grâce, tant quinze années sont une durée terriblement longue en matière de mode. Les courants artistiques fonctionnent toujours ainsi (c’est particulièrement saisissant dans la musique populaire) : une innovation entraîne un mouvement qui s’amplifie puis dégénère en quelque chose de difforme, qu’un judicieux retour aux sources balaie d’un revers de main avant de malencontreusement être reconnu comme une innovation qui va entraîner un mouvement qui va s’amplifier… etc. Jean Lorrain est là-dedans. Monsieur de Phocas, en tout cas, est là-dedans, au carrefour de ces tendances – de même qu’il est, objectivement, au carrefour de deux époques. Incarnation ultime du rêve décadent, en partie sans doute parce qu’il intervient bien après que d’autres s’y soient brûlés1, il n’en est pas que la quintessence mais aussi la continuité, tout en se voulant à la base un retour aux sources. Le Décadentisme revival, man.

C’est que plus de quinze ans après À rebours, ces gens qui chantaient si bien la dégénérescence ont fini par l’illustrer bien malgré eux. Le romantisme cynique de la fin XIXe a dérivé en un dandysme snobinard et affecté que Lorrain vomit. En secret, et avec une naturelle frustration, puisque c’est ce qui fait vibrer le milieu parisien et donc, par extension, le nourrit (au sens propre : il faut bien faire bouillir la marmite). Son Monsieur de Phocas est un roman étrange, à la narration très éclatée, dont la construction semble bien moins élaborée qu’elle ne l’est en réalité et qui n’a sans doute pas la portée révolutionnaire des œuvres dont il se réclame. En un sens, c’est un texte bien plus accessible – ou du moins traditionnel – que ne le sont les À rebours et compagnie. Une relecture sinon « light », du moins plus feuilletonnesque et aérée que les grands chefs-d’œuvre de la Décadence. On en retrouve la moelle : dégoût pour la modernité, obsession maladive de la citation (on ne parle pas encore de name-dropping, mais c’est déjà de cela qu’il s’agit), style précieux, homosexualité latente (quasi explicite, même, en l’occurrence), distorsions temporelles et fétichisme de l’intertextualité (ici, Lorrain n’hésite pas à reproduire plusieurs de ses chroniques déjà parues dans la presse, en les retouchant à peine). Mais Monsieur de Phocas suit une véritable progression narrative. Brinquebalante, parfois assez chaotique, mais bien réelle. C’est un roman romanesque, articulé autour d’une intrigue ayant début, milieu et fin. Et dont tous les potards ont été poussés au maximum.

De quoi parle donc cet ouvrage si étrange ? Trois fois rien : un pauvre gars un brin paumé, fin-de-race camé jusqu’aux os qui, lorsqu’il n’essaie pas de refouler son homosexualité ou ses pulsions de meurtre, nourrit un mélange d’attraction/répulsion vis-à-vis de la couleur verte. Je synthétise à l’extrême afin que l’idée ressorte le plus clairement possible (croyez-moi, la psyché de Jean de Fréneuse aka. Monsieur de Phocas est à peu près tout sauf limpide). Comme tout héros décadent, celui-ci est plongé dans une inexorable fuite en avant, tentant d'échapper sous divers prétextes au monde qui l’entoure avec pour seule finalité l’aliénation en lui-même. Sur sa route, il croisera Ethal, un peintre anglais encore plus barré que lui, vraisemblablement violeur et meurtrier (tout ça n’est pas clair et Fréneuse n’est pas le narrateur le plus fiable du monde), qui tout en prétendant savoir comment le guérir de ses névroses se fera un plaisir de jouer avec elles, comme tout pervers manipulateur qui se respecte. Spoilons en chœur : à la fin, Fréneuse tue Ethal en lui « pétrissant le crâne », le temps de quelques lignes totalement hallucinatoires dont même le registre de langage sur-pédant de Lorrain ne parviendra pas à atténuer la sauvagerie. Je parle de spoiler uniquement parce qu’Ethal débarque un peu de nulle part en court de récit : une fois qu’il est là, il vampirise tout ce qui l'entoure, personnages comme attention du lecteur, et le roman n’avance plus que vers la seule conclusion possible à cette terrifiante influence qu’il exercice sur le faible Fréneuse. Un peu comme si Lorrain avait changé d’idée en cours d’écriture (vu la structure extrêmement décousue de son texte, l’hypothèse n’a rien d’invraisemblable), Monsieur de Phocas devient peu à peu le portrait baroque et angoissant de cette relation amoureuse à sens unique, faite d’attente et de frustration permanente, déceptive jusque dans ses moments de complicités : le chapitre où Ethal révèle à son « ami » l'objet de sa sinistre collection concourt pour le titre de passage le plus glauque, déroutant et malsain de toute l’histoire de la littérature française.

J’en ai déjà dit beaucoup et en même temps, j’ai un peu le sentiment de n’en avoir pas dit grand-chose, de ce livre né pour être décortiqué mais qu’il vaut tellement mieux lire. D’une certaine manière, la difficulté à le tordre pour le faire coller à l’exercice du Mes livres à moi (et rien qu’à moi) est très symptomatique de son conditionnement, si ce n’est de l’œuvre de Lorrain en général – un auteur assez admirable, styliste virtuose, dont l’ensemble du travail est marqué par une forme de brièveté (la plupart de ses livres se lisent en deux heures), voire une certaine superficialité dans la manière dont sont agencées des références qu’il aime à empiler les unes sur les autres, plus qu’à tenter de les faire vivre2. Il y a quelque chose de Wilde, dans Monsieur de Phocas, qui ne se limite pas à l'influence évidente (et revendiquée) de Dorian Gray3. On retrouve la même nonchalance dans le rythme imprimé aux phrases, le même mélange de ténèbres et d'humour glacial, le même esthétisme blafard brandi comme un rempart aux tourments de l'époque. Et si Lorrain, sans doute, est bien plus réactionnaire que ne le fut jamais Wilde, il ne s'agit dans le fond avec Monsieur Phocas que d'une autre version de L'Histoire de ce mec qui s'est totalement gouré d'époque.


Trois autres livres pour découvrir Jean Lorrain :

Les Lepillier (1885)
Très russe (1886)
Monsieur de Bougrelon (1897)


1. Ne serait-ce que pour des raisons de censure : en 1901, Lorrain peut écrire certaines choses que Huysmans ne peut que suggérer en 1884.
2. Une mauvaise langue ajouterait qu’il était peut-être trop occupé à tenter de faire revivre les textes des autres, puisque Lorrain était un plagiaire connu et, si j’ose dire, reconnu.
3. La notoriété de Wilde le fait parfois un peu oublier, même en France, mais il appartient pour une bonne part de son œuvre au courant décadent. Comme Monsieur de Phocas, The Picture of Dorian Gray se réclamait d'ailleurs d’À Rebours.

22 commentaires:

  1. Tu m'as perdu au titre. Je déteste ces auteurs, jamais compris la fascination qu'ils exercent sur plein de gens biens.

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    1. Tape m'en cinq!

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    2. Je suis obligé de zapper car toutes les réponses qui me viennent sont désobligeantes ;-)

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    3. T'es dur, j'avais précisé "gens bien" !

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  2. Intéressant, cet article.
    J'ai souvent entendu parler de ce livre, sans jamais le lire.
    Je devrais peut-être y remédier.
    En revanche, je n'ai jamais, mais alors : jamais, entendu parler d'autres livres de Jean Lorrain. One hit wonder ?

    Amitiés (et content de relire)

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    1. One hit wonder... moui, un peu. A part Les Lepillier, son premier livre, roman à clés qui a eu son petit succès de scandale, on ne peut effectivement pas dire que Lorrain ait eu beaucoup de "hits", encore moins d'ouvrages passés à la postérité. Et pourtant, il en écrit beaucoup.

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  3. Ce qui permet de rappeler qu'on n'a toujours pas eu les Mes livres à moi sur Huysmans ;)

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    1. Qu'est-ce qui te dit qu'il y en aura un, un jour ? ;-)

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    2. Tu l'as annoncé à peu près 700 fois depuis la création du Golb :)

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    3. Oui, je sais, je plaisantais :-)

      Pour te répondre eh bien... il est écrit ! Depuis un moment, en plus. Mais comme j'ai pas mal de MLAM en stock, je tire au sort celui que je publie au moment de le publier.

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  4. La phrase que tu dois détester le plus au monde : "jamais entendu parler hé, ça a l'air bien je le note !!"

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    1. Ah non non, ce n'est pas du tout une phrase que je déteste. Pourquoi ça le serait ? Au contraire, ça me fait toujours plaisir, c'est un peu pour ça que je m'échine à écrire sur des choses dont je me doute bien (je ne suis pas si naïf) que 99 % de mes lecteurs ne les connaissent pas, voire n'en ont même jamais entendu parler.

      Donc, content que tu notes !

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  5. Comme Bloom, jamais lu mais beaucoup entendu parler. Ça m'a toujours parus bien glauque, tu me le confirmes un peu d'ailleurs. Peut-être que je le lirais un jour, je crois l'avoir quelque part (dans le grenier de mes parents).

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    1. Ah, toi aussi tu stockes des tonnes de livres dans le grenier de tes parents ^^

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  6. Très bel article encore une fois!
    Content de relire enfin des articles sur la littérature... ça me manquait depuis des années!!
    J'espère qu'il y en aura plein d'autre...
    Je te conseille modestement :

    - "Nuit" de Edgar Hilsenrath (chef-d'oeuvre)
    - "Le monde commence aujourd'hui" & "Et la lumière fut" de Jacques Lusseyran
    - "La jungle" de Upton Sinclair (chef-d'oeuvre)
    - "La vie d'un simple" de Emile Guillaumin
    - "Une femme à Berlin" (anonyme) (chef-d'oeuvre?)
    - "L'archipel du goulag" (chef-d'oeuvre) je crois que tu l'as déjà lu
    - "Regardez la neige qui tombe" de Roger Grenier (sur Tchékhov)
    - "Vivre de mes rêves" (lettres) Tchékhov
    - les livres d'Henri Calet

    bonne continuation...

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    1. Salut Zorglub, content de te relire.

      J'ai quand même publié pas mal d'articles litté depuis un an, plus en tout cas que durant les 2-3 années précédentes. J'avais un peu perdu le goût d'écrire sur des bouquins, je l'avoue, pour l'avoir beaucoup trop fait à une époque sans doute, mais j'ai retrouvé le chemin petit à petit, tu peux donc te réjouir, c'est ce que j'ai le plus en stock à l'heure actuelle :-)

      Je note les quelques titres que tu suggères et que je n'ai pas lus, c'est-à-dire les Lusseyran, La Vie d'un simple et Une femme à Berlin.

      Henri Calet j'en ai lu il y a très longtemps, je ne me rappelle plus vraiment les titres, il faudrait que je me replonge dedans.

      D'Edgar Hilsenrath, je ne connais que Fuck America, que je n'avais pas aimé plus que ça (enfin, je ne me rappelle pas trop du livre en lui-même, mais je crois que j'avais dû en parler quelque part ici). Je vais quand même noter Nuit au cas où.

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  7. Désolé ! Ils ne m'ont pas intéressé je pense.... à part hyvernaud :-)
    Bonne nouvelle pour le retour de tes articles littéraires...

    Une vieille liste:
    http://thebinarycoffee.blogspot.fr/2017/02/mes-listes-de-lecture-1.html?m=1

    «le monde commence aujourd'hui» : un aveugle à buchenwald : l'anti-hyvernaud
    ;lumineux!

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    1. Hum, par définition, ce n'est 99,9 % de la littérature "de la déporation" qui est de l'anti-Hyvernaud ? :-)

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  8. Rien à voir! Je me suis mal exprimé!
    Lusseyran:anti-hyvernaud
    Mais pour le livre c'est la même base que la peau et les os
    Bref ! À lire pour voir....

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    1. Non non, tu t'étais très bien exprimé, en fait, c'est moi qui me suis ma exprimé en voulant plaisanter :-)

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    2. Désolé je n'ai pas compris la blague! XD

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