samedi 14 mai 2016

Tue-Loup - La Révolution silencieuse

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Au début des années soixante, le syndicaliste (et futur Secrétaire d’état) Michel Debatisse évoque le mal-être paysan, largement ignoré des médias, en le qualifiant de "Révolution silencieuse". L'expression fera école, intitulera son premier livre1, avant qu'il ne la détourne lui-même pour qualifier les politiques qu'il mettra en place de concert avec Michel Debré afin de moderniser l'agriculture française. Ou comment tourner et retourner toutes les possibilités sémantiques d'un des termes les plus galvaudés de la langue française, déjà à l'époque, pour lui rendre tout son sens.

Il m'a fallu quelques instants pour réaliser à quel point il était ironique que ce soit le premier titre à me venir à l'esprit pour illustrer ce texte. On a assez souvent rouspété, ici, sur la tendance toujours trop répandue à réduire Tue-Loup à un groupe de rock Made in le Trou du Cul de la France. Comme il est approprié, pourtant. Dans le cas ce groupe, qui a tracé les trois quarts de ses deux décennies d'existence en dehors des spotlights autant que des sentiers battus ; dans le cas de cet album de rupture esthétique, aussi, où la révolution se fait tout en douceur, sans fracas, mais de manière inéluctable et perceptible rien qu'au chant. C'est la première chose qui frappe, peut-être en partie parce que sur ses dernières sorties, la voix de Xavier Plumas semblait retourner à cette terre dont il nous disait qu'elle sortait. On écoute les deux premiers morceaux et l'on se surprend à se dire, ça vaut ce que ça vaut, qu'il n'a sans doute jamais aussi bien chanté. Posé ses mots, modulé ses sons. Interprété, tout simplement. Cela sonne un peu bête, écrit ainsi – une révolution silencieuse ne pouvait sans doute s'amorcer que par un constat en apparence anodin.


9 était beaucoup de choses, mais ce n'était pas un album surprenant. Quiconque connaissait et appréciait le groupe pouvait aisément y trouver ses marques, ce qui explique sans doute en partie son relatif succès en regard de ses prédécesseurs : c'était l'album parfait pour permettre à l'auditeur le plus branché chanson française de recoller avec un groupe qui nous en aura fait voir de toutes les couleurs saturées à partir des années 2000. Je l'avais écrit à l'époque de sa sortie : 9, c'était Tue-Loup comme pas mal de critiques (et une partie non-négligeable du public) restés bloqués sur La Belle Inutile auraient toujours voulu qu'il soit. Des guitares électriques mais pas trop abrasives, une voix bien en avant, une production plus sobre que brute, des chansons carrées aux entournures dont les images poétiques demeuraient pour la plupart presque intelligibles. Un excellent album, entendons-nous bien, dont une moitié des titres au moins tutoyait les sommets. Mais un album dont les ambitions étaient somme toute parfaitement résumées par son titre et sa structure : un neuvième album intitulé 9 et renfermant neuf chansons. Nulle révolution ici, pas plus tonitruante que silencieuse – et de quoi laisser par instants, malgré de fabuleux moments, un petit goût d'inachevé aux amateurs d'un Tue-Loup plus aventureux.

Si l'effet de contraste est moins brutal qu'au temps des révolutions tapageuses de Penya, Rachel au Rocher ou Le Goût du bonbon, l'humeur se voulant ici résolument calme et mélodique, Ramo s'inscrit dans une démarche similaire – donc diamétralement opposée à celle de 9. C'est Tue-Loup comme on ne l'a jamais entendu – c'est même, par bien des aspects, l'album le plus singulier que le groupe ait publié à ce jour. Un ouvrage évanescent, très porté sur les atmosphères, où tout coule de source et où "voguent les esprits" au long de morceaux à la fausse immédiateté. Dès les premiers instants, ont est assailli par des ambiances, des couleurs que l'on ne s'attendait pas à trouver là – ou plus, dans le cas de "Glace", ouverture Talk Talkesque autour de laquelle on a l'impression que le groupe a tourné durant des années avant d'enfin l'oser. C'est peu dire d'ailleurs que l'on pensera souvent à Spirit of Eden durant les onze titres suivants.

"Je brise la glace", peut-être, mais le ton n'en est pas pour autant donné. Pas encore. Ramo n'est pas un disque qui s'apprivoise facilement, en dépit de ce que ses relents inhabituellement pop peuvent laisser supposer. En tant qu'album de Tue-Loup, dont le style demeure très reconnaissable tout en étant profondément brouillé, comme en tant que lui-même – ses mélodies souvent vaporeuses ("La Haute  Épine") voire hypnotiques ("Hirondelle"), ses harmonies subtiles, sa torpeur apparente subitement déchirée par des refrains particulièrement... oui, catchy. La tentation se fera sans doute forte, durant les premières écoutes, de se raccrocher aux quelques balises gentiment laissées derrière lui par un groupe dont l'écriture semble avoir presque autant muté que la voix de son frontman. Brillamment arrangés et parfaitement fondus dans l'ensemble, "Empreinte", "In Vivo" ou dans une moindre mesure "Bouquet contre la peur" sont les morceaux qui accrochent le plus au premier contact, tout simplement parce que ce sont ceux où la touche du groupe est la plus immédiatement reconnaissable – les rares qui auraient vraisemblablement pu, habillés différemment, voir le jour sur un de leurs précédents albums. Ce ne sont pourtant (évidemment ?) pas eux qui fascinent le plus sur la durée.

Il est toujours un peu compliqué de déblatérer sur l'évolution d'un style, peut-être même encore plus difficile que de travailler le sien. Pour dire les choses simplement : Tue-Loup a pu, par le passé, opérer des mues bien plus radicales que celle-ci ; le passage de La Belle Inutile à Penya était sans doute, par bien des aspects, autrement plus aride que l'enchaînement 9 / Ramo. Pourtant, même dans ses ouvrages les plus audacieux, Tue-Loup ne s'était jamais aventuré si loin de ses bases. Il ne s'agit pas simplement de registre musical (même si un peu, aussi), mais également d'humeur, de feeling, de groove. Des choses comme "Glace", "Ton frère" ou même les refrains soyeux du "Tigre voyageur" ou "Carpe Diem" auraient été absolument inenvisageables par le passé – encore moins sur le rugueux 9, œuvre terrienne s'il en est quand Ramo, étrangement soul par instants, affiche ostensiblement sa préférence pour le ciel et la mer (l’irrésistible parfum du Portugal, où il a été enregistré, peut-être). Comme si une légère brise marine était venue dissiper la brume de Penya, meilleur et seul des précédents opus du groupe dont on pourrait être tenté de rapprocher celui-ci, dont il composerait la version aérienne et lumineuse. Avec une séduction moins douloureuse, un univers moins torturé, mais une même sensualité et une égale volonté de ne sonner que comme soi-même, en mieux.



👍👍👍 Ramo 
Tue-Loup | Dessous de scène/L'Autre distribution, 2016


1. Calmann-Levy, 1963, et qui reste par certains aspects plus que d'actualité.

15 commentaires:

  1. Mince, tu avais fini par me convaincre que cet article n'arriverait pas ;)

    Très bon album, assez surprenant en effet. J'ai lu pas mal d'avis mitigés, pas trop compris pourquoi.

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    1. Je n'ai jamais dit que je n'écrirai pas sur cet album. Juste que je ne l'avais pas encore écouté, et qu'il n'était absolument pas certain que j'en parlerai (comme pour n'importe quoi, même lorsque c'est signé Tue-Loup). Vous avez tiré vos propres conclusions (et largement extrapolé ;-))

      J'ai lu aussi des avis assez tièdes et je ne les ai pas plus compris que toi. Autant l'album peut étonner autant, quand on aime Tue-Loup, il n'y a pas vraiment de raison de ne pas adhérer...

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  2. Agréablement surprise aussi de retrouver Tue-Loup sur Le Golb. Ca n'a pas dû être facile d'enchaîner à ton précédent article, assez "définitif" sur le sujet.

    Je fais partie de celles et ceux qui ont quelques réserves sur l'album. J'en avais également sur 9. Je crois que je préfère Tue-Loup dans des registres plus sombres...

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    1. J'avais tout de même chroniqué l'album de Xavier Plumas, entre temps ;-)

      Mais c'est vrai que j'ai un peu hésité. Au final, comme toujours, c'est l'album qui a déterminé si j'écrivais ou non dessus. Tout simplement.

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    1. PS: Jaenada, TGW et now Tue-Loup....sacrée semaine pour les 10 ans du Golb! :))

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    2. Il ne manquait que Ben Arfa dans la liste des Bleus :-(

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    3. Et la montée du HAC :(

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    4. M'en parle pas ; c'était à la fois fascinant et particulièrement rageant...

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  4. Quoi ? seulement 2 petites pages ? Tu es fâché contre le groupe ou quoi ? :-)

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  5. Je ne connaissais pas du tout (je ne connais rien, niveau musique), mais cette chanson me plaît beaucoup. J'ai bien fait de m'arrêter ce matin ;)

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  6. Egalement adoré cet album, qui a mis quelques écoutes à se livrer à moi.
    Sans connaître "parfaitement" TOUS leurs albums, il me semble bien que ce soit, avec La Belle Inutile, celui qui me parle le plus pour l'instant.

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    1. Voilà qui fait plaisir à lire en rentrant de vacances :-)

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