samedi 20 février 2016

Le Bonheur dans la Triche

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°59]
Le Pendule de Foucault - Umberto Eco (1988)

Je ne me rappelle pas vraiment ma lecture du Nom de la Rose. Je me rappelle l'avoir aimé, plus que le film, mais je me rappelle à peine l'avoir lu. N'ayant aucun souvenir de notre rencontre (si ce n'est qu'elle fut agréable), Umberto Eco ne pouvait prétendre entrer dans ce Panthéon du Golb que de manière détournée, en trichant, par une porte dérobée ou un passage secret – idée qui lui aurait certainement plu. Fidèle à sa réputation d'être facétieux, il choisit donc le moyen le plus improbable pour changer ma vie de lecteur – un moyen où il avait 99 % de chances se perdre avant même de franchir la porte de ma chambre : aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il est passé par mon père. Qui, m'ayant vu me délecter du Nom de la Rose (et s'en souvenant visiblement mieux que moi) eut l'idée soudaine de m'en parler, concluant la discussion  le monologue en affirmant que Le Nom de la Rose était formidable, à la différence du Pendule de Foucault, ce truc prétentieux "qui nécessitait d'avoir fait dix ans d'études pour y comprendre quoi que ce soit".

Mon père était un con, et je ne dis pas ça parce que j'ai fait de plus longues études que lui, ni parce que j'ai lu (et compris) Le Pendule de Foucault deux fois. Je le savais déjà à l'époque, de manière diffuse : je voyais bien qu'il était con, le problème était plutôt que je ne connaissais pas encore la définition du mot. Si je l'avais écouté, je me serais sans doute privé d'un des plus gros geekasmes de mon existence, c'est pourquoi je ne peux que supposer que tout cela était un complot orchestré par Umberto Eco lui-même ; une habile manipulation partant du principe que j'allais faire le contraire de ce que mon père me disait, et m'empresser de lire Le Pendule de Foucault pour lui donner tort. Le sujet du livre lui-même tendait vers cette interprétation, puisque la théorie du complot (et même la théorie du complot sur les théories du complot) est au cœur de son récit.


Mon père était un con, c'est entendu, mais il n'était pas non plus un abruti. Il serait d'une grande malhonnêteté intellectuelle de lui reprocher de ne pas avoir compris un livre que la plupart des gens, à l'époque, n'ont pas compris, et qu'il fallait alors recevoir comme le manifeste de liberté artistique d'un écrivain à l'apogée de son talent qui, se découvrant une notoriété planétaire, se refusait à devenir une star comme il se refuserait, une fois vieux et sage, à virer statue du commandeur. L'erreur que mon père avait commise, comme presque tous les critiques de la fin des années quatre-vingts, c'est d'avoir pris au sérieux une vaste plaisanterie, explicitement présentée comme telle, mais de manière si subtile et si élaborée qu'il fallait être sacrément attentif pour s'en apercevoir. On sera d'ailleurs libre d'y voir une forme de cynisme assez inhabituelle chez Eco, grand humaniste à la Foi en l'homme continuellement réaffirmée.

Pourtant, Le Pendule de Foucault, qui sera probablement pour l'éternité le livre le plus complexe et exigeant à être jamais devenu best-seller, n'est pas un texte si foncièrement différent du Nom de la Rose. Umberto Eco y livre un nouveau "thriller lettro-lettré", genre alors très en vogue qu'il a lui-même initié sans le vouloir, et qu'il fut bien incapable de porter par la suite (d'autant que son héritage avait de quoi emplir de plus de pitié que de fierté). Tous les éléments qui firent le succès du Nom de la Rose y sont : un héros charismatique et torturé, un bon gros mystère, un amour des mots clamé à quasiment chaque paragraphe, une culture infinie, presque glamour, s'auto-célébrant sans cesse sans pour autant rechigner à se marier aux codes du roman populaire. Tout y est, oui, mais tout y paraît détraqué : le mystère est absolument abscons et le récit, tout en bavardages (passionnants) et en digressions (aussi), ne semble pas vouloir avancer, inondant le lecteur de références qu'il ne connaît pas nécessairement et abusant – d'où ma réflexion intriguée à propos de son cynisme – de ce procédé consistant à raconter n'importe quoi en ne donnant aucune indication quant à sa nature nimportequoiesque. Croyez-moi, il fallait au moins le talent d'Umberto Eco pour me faire apprécier un procédé que je trouve fondamentalement malhonnête, qui viole sans vergogne tous les pactes tacites entre l'auteur et le lecteur. La fiction est une fiction, il n'y a aucun problème, mais si on me dit, comme l'auteur le fait ici à plusieurs reprises, que quelque chose est un fait historique avéré alors que ça ne l'est pas, ce n'est plus raconter une histoire : c'est tout simplement mentir. C'est tricher avec le lien essentiel unissant celui qui raconte à celui qui l'écoute. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans Le Pendule de Foucault : de triche. De pièges et de chausse-trappes. De poursuivre un truc qui n'existe pas en sachant qu'il n'existe pas mais de le poursuivre tout de même pour le plaisir de se dire qu'il existe peut-être. Eco s'amuse à jouer avec les interdits (le vrai et le vraisemblable sont l'équivalent littéraire du tabou de l'inceste), et parce qu'il est "cet homme qui savait tout", comme le titre joliment La Repubblica ce matin, il en a le droit – peut-être même le devoir. Il peut – et va – imbriquer des mystères dans des énigmes dissimulant des questions. Il peut – et va – rédiger une théorie du complot les englobant toutes. Il peut – et il va – se moquer du monde, donc de lui-même et de l'arrogance de ces intellectuels obsessionnels et névrosés qui portent son récit de manière si molle, si statique, si pesante... à la manière d'universitaires sur-cultivés, en somme, plutôt qu'à la manière de passionnés.

Alors c'est vrai, c'est à la fois sa qualité et son défaut, Le Pendule de Foucault est un ouvrage d'apparence difficile. C'était sans doute une nécessité : pour que la blague soit drôle, elle devait échapper à certains. A la première lecture, il y a fort longtemps, j'ai été impressionné mais me suis perdu dedans. J'ai voulu saisir les références, voir à travers le texte plutôt que de me laisser porter par un récit extrêmement simple et fluide. Il peut avoir quelque chose de décourageant au premier abord et est d'ailleurs, sans aucun doute, l'un des romans les plus difficiles à résumer que je connaisse (en gros, il raconte l'histoire de copains très pédants qui s'inventent des théories du complots pour déconner, jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent que l'une d'entre elles est peut-être vraie... autant vous dire qu'avec ça, vous ne saurez absolument rien de ce qui vous attend réellement. Et en même temps, tout le roman est bel et bien contenu dans cette courte phrase). A la seconde lecture, je me suis aperçu que mon père n'avait peut-être pas complètement tort : il faut sans doute un certain bagage pour l'apprécier à sa juste valeur, ou à tout le moins quelques clés. L'ironie de cette histoire, c'est que ce bagage n'est pas nécessaire pour en absorber les inspirations, allusions ou palimpsestes – mais au contraire pour ne pas s'y attarder, et ainsi en savourer la virtuosité, l'humour, l'auto-dérision, le style et la vivacité. Oui, Le Pendule de Foucault est sans doute et avant tout un grand roman sur rien, du vent, quelques faux géants et deux ou trois moulins. Private joke écoulée à des centaines de milliers d'exemplaires, il est lui-même l'exemple le plus parfait des snobismes qu'il moque – ce n'est pas la moindre de ses qualités. Ce livre qu'on vous présentera souvent comme très sérieux, très compliqué, très prise de tête... est en réalité l'ouvrage parodique ultime. Celui qui parodie même des romans n'ayant pas encore été écrits – Possession, Da Vinci Code et d'autres. Celui qui parvient même à accoucher, un chapitre sur deux, de sa propre parodie, dont l'aspect ultra-cohérent et compact ne sert qu'à masquer la dimension hautement fumeuse. Avoir fait dix ans d'études pour le comprendre ? Certainement pas. Avoir fumé tous les tapis de la maison, en revanche, ça se discute...


Trois autres livres pour découvrir Umberto Eco :

Le Nom de la Rose (1980)
L'Île du Jour d'Avant (1994)
La Mystérieuse Flamme de la Reine Loana (2004)

12 commentaires:

  1. Même pas besoin que tu écrives dessus pour devenir que tu préférais le Pendule au Nom de la rose. Spèce de geek!

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    1. Je reconnais que sur ce coup je suis assez prévisible ^^

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  2. Merci Thomas pour ce bel article !

    Je n'ai pas lu ce livre, mais maintenant j'en ai très envie.

    Amitiés,

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  3. Super texte. Ce que je l'ai lu de plus personnel et intéressant sur le sujet depuis hier.

    C'est difficile d'entrer dans les détails, ma lecture ne date pas d'hier, mais j'avais déjà entendu dire qu'il fallait lire le Pendule en bonne partie au second degré.

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    1. Je t'avoue que ma lecture ne date pas d'hier non plus (évidemment). C'est assez rare que je rédige un article de cette rubrique sans relire le livre auparavant. Je me suis contenté de le feuilleter à la va-vite, donc tant mieux si le résultat plaît, mais je suis sûr qu'avec un peu plus de temps et moins "d'impulsion" j'aurais pu faire mieux.

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  4. Bonjour, Thomas ! Je passais relire vos articles sur Umberto Eco, sans être certaine qu'ils existaient, et quelle surprise ! Je découvre que le Golb est redevenu très actif, depuis plusieurs mois. Je sais donc ce que je vais faire durant les prochaines heures ;)

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    1. Tout ça pour découvrir qu'il n'y avait aucun article sur Eco jusqu'à ce week-end ^^

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  5. Que ça fait du bien de lire des choses comme ça ! Un article pas du tout prise de tête sur un livre qui l'est carrément = chapeau ! ;)

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    1. Le livre n'est pas si prise de tête de que cela. Il suffit de le prendre dans le bon sens ;-)

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