lundi 4 mai 2015

Knowledge Is Power

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°57]
A Judgement in Stone [l'Analphabête] - Ruth Rendell (1977)

"Eunice Parchman killed the Coverdale family because she could not read or write."

Si je ne traduis pas cette phrase, une fois n'est pas coutume, ce n'est pas parce qu'elle est très simple à comprendre (même si elle l'est, aussi). C'est parce qu'elle est importante. Pour la suite du récit, et surtout pour moi. Il s'agit de la première phrase du premier livre que j'ai lu en version originale. Il y a très, très longtemps. Dans une autre vie où il m'avait fallu des semaines... peut-être des mois, avant d'en saisir toute la portée (je parle bien de la phrase - pour le roman lui-même, il faudrait sans doute compter en années). Une vie où, maintenant que j'y pense, il m'arrivait bien souvent de ne pas saisir du tout la portée de ce que je lisais, mais d'adorer le lire malgré tout. Beaucoup de Mes livres à moi (et rien qu'à moi) le sont devenus ainsi. Après que j'ai dû les relire et les re-relire, les désosser chapitre après chapitre, pour leur arracher un simple quelque chose et pour y trouver à peu près tout sauf ce que je cherchais. Un souvenir, une émotion. Une idée ou une minuscule - et probablement fausse - vérité qui m'aura accompagné au fil des années sans trop que je sache pourquoi, et tout à fait indépendamment de valeur intrinsèque de l'ouvrage en question.

Eunice Parchman a donc assassiné toute la famille Coverdale, qui ne l'avait peut-être pas mérité mais n'allait cependant pas faire grand-chose, durant les quelques deux cents pages suivantes, pour que le lecteur soit tenté de pleurer sur son sort. Ce ne sont de toute façon pas eux qui meurent, mais une certaine bourgeoisie anglaise, plus inconsciente que vraiment malveillante. Voilà typiquement le genre de détail qui pouvait m’échapper à l'époque : le fait que tous les personnages d'A Judgement in Stone soient des archétypes, voire des contre-archétypes ; que rien n'y était gratuit et que le suspens y demeurait optionnel. Je lisais tout cela comme un roman policier (j'en avais tant aimé) et, en toute logique, je m'y ennuyais autant que certains passages me fascinaient. Je ne connaissais pas alors les nuances subtiles entre les différents courants du "roman policier". Je n'étais pas tout à fait sûr de saisir pourquoi on savait dès la première phrase ce qui allait se passer à la fin, ni pourquoi le récit était plus atmosphérique que descriptif, plus psychologique que haletant. Il est vrai que la personnalité mutique de son héroïne, constamment objectifiée par les autres personnages pour finir par incarner la statue du titre, n'aidait pas particulièrement à l'identification.

Eunice Parchman a donc assassiné la famille Coverdale parce qu'elle était illettrée, mais la vérité s'avère au fil des pages plus cruelle : c'est l'incompréhension de ce handicap, qu'elle a appris à dissimuler avec une rare virtuosité, qui servira de détonateur au massacre de ses employeurs. Eunice Parchman vit dans un monde qu'elle ne parvient jamais parfaitement à assimiler, fait de désirs réprimés et de malentendus à répétition, dont certains pourraient d'ailleurs lui paraître assez drôles si elle était capable d'humour et de recul (comme lorsque George Coverdale se convainc tout seul comme un grand qu'elle a des problèmes de vue, puisqu'elle ne tient jamais compte des consignes qu'il lui laisse par écrit). Inadaptée et enfermée en elle-même, elle ne trouve de repos que dans les images simplistes de ses émissions télé bas de gamme, s'ennuie à mourir, et travaille, travaille, travaille... jusqu'à se fondre à la perfection dans son rôle de domestique modèle - facile : même lorsqu'elle finit par nouer un semblant d'amitié, on ne lui demande jamais que d'obéir et d'exécuter des tâches répétitives et mécaniques (l'image du robot s'impose d'elle-même au fur et à mesure du récit). Un dernier aspect qu'a parfaitement appréhendé Chabrol au moment de réaliser son adaptation (La Cérémonie, en 1995), quitte à pousser l'allégorie de la lutte des classes un peu trop fort, un peu trop loin - mais après tout : c'était Chabrol.

Le texte de Rendell est plus subtil et réservé sur ce point - ne serait-ce que parce qu'Eunice Parchman y apparaît, quelles que soient ses circonstances atténuantes, comme un être froid, inquiétant... dangereux. Comme tous les romans de l'auteure, disparue samedi dernier, il est plus austère, plus clinique dans sa relecture de l'affaire Papin (dont A Judgement in Stone s'avère au final plutôt éloigné). Très conforme aux obsessions de celle qui était bien plus qu'une machine à produire du best-seller ; l'on y retrouve pêle-mêle son dégoût pour les leçons de morale faciles, l'hypocrisie bourgeoise qui dégouline de chaque page, comme sa passion pour l'ironie tragique et son souci quasi pathologique du détail. Il m'en a fallu, des lectures, avant de saisir pourquoi A Judgement in Stone s'ouvrait sur une prolepse aux airs de rapport de police (autant dire que pour ce texte plus encore qu'un autre, une quatrième de couv' ou une notice Wikipedia ne vous seront d'aucune utilité : tout y est résumé, rien n'y est écrit). Que tout ceci était une œuvre d'horlogerie et que le meilleur moyen de comprendre les mécanismes d'un crime, c'était tout simplement de les observer tandis qu'ils sont en action. Dans les années qui suivirent, j'ai eu bien du mal à lire des romans policiers "à énigmes". Je me suis pris d'une haine farouche pour les personnages d'enquêteurs, même surdoués, et pour les whodunit?, même dépoussiérés. Je ne suis pas nécessairement devenu un inconditionnel de Ruth Rendell, mais je n'ai jamais été déçu par un de ses romans, et me suis mis à entrevoir son ombre un peu partout dans ceux des autres. Elle a profondément bouleversé ma manière d'appréhender le polar, et bizarrement, au moment d'apprendre son décès, cela m'a plutôt fait sourire. Parce que la première chose dont je me suis rappelé en l'apprenant, c'est à quel point j'ai pu galérer la première fois que j'ai lu A Judgement in Stone. Probablement le seul livre de ma bibliothèque dont j'ai relu chaque phrase plus de dix fois.


Trois autres livres pour découvrir Ruth Rendell :

A Demon in My View [Un démon sous mes yeux] (1976)
The Tree of Hands [Un enfant pour un autre] (1984)
The Bridesmaid [La Demoiselle d'honneur] (1989)

13 commentaires:

  1. Par réflexe, c'est le premier bouquin de Ruth Rendell que je suis allé racheter hier matin (oui, ma F**C était ouverte spécialement par l'occasion), un de ceux qui m'a le plus marqués il y a déjà bien longtemps également (je devais avoir 22-23 ans lors de sa découverte, en anglais également. Moins de 25 c'est sûr.).
    Je n'avais, par contre, pas du tout bloqué sur LA phrase.
    Oui, je sais, je suis bourrin aussi dans mes lectures :-)
    (pas trop surpris par la nouvelle, sinon, car j'avais lu sur l'hospitalisation de la dame il y a déjà quelques mois.)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bah la phrase en elle-même n'est jamais que la première phrase du bouquin. A la limite il aurait fallu que je recopie tout le prologue, puisque comme un chœur de tragédie (ou d'opéra, puisque Don Giovanni est au cœur du récit), il décrit factuellement tout ce qu'on s'apprête à lire (et en même temps, rien ^^)

      Supprimer
  2. Ce texte très intelligent (comme d'hab') me donne envie de relire le livre. Toutefois c'est le film de Chabrol que je trouve impressionnant. Et merci pour m'avoir fait connaitre un nouveau mot : prolepse.

    RépondreSupprimer
  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  4. Mais que font tes fans, Thomas. Il n'y a pas beaucoup de commentaires.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les pauvres fans du Golb, je pense qu'ils ont arrêté de checker le site tous les jours, et depuis un moment. Elle est loin l'époque où le moindre récoltait 90 commentaires :-)

      (mais ça ne me manque pas particulièrement, cela dit...)

      Supprimer
  5. Je connais pas trop Rendell, mais j'avais lu un de ses livres sur tes conseils (The Keys To The Street? je ne sais plus le titre) et j'avais beaucoup aimé. Je ne savais pas qu'elle était décédée :(

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Celui-ci ?

      http://www.legolb.com/2008/03/ruth-rendell-jangling-jacks.html

      Supprimer
    2. Exactement :)

      Supprimer
  6. Les commenteurs commentent moins, les blogueurs bloguent moins, mais la bière a toujours le même goût.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai dû réprimer mes larmes en lisant de zaphorisme. Tout y est : la vie, la mort, la bière, et bien plus encore :-)

      Supprimer
  7. Si, si, il reste encore quelques indécrottables ...

    ... qui guettent avec une anxiété fébrile toute nouvelle parution (sachant qu'en ce qui me concerne, seules celles concernant la littérature m'intéressent, cela devient en effet très limité = ce n'est pas un reproche, hein, juste un regret !)...

    De Rendell, je n'ai lu que La demoiselle d'honneur (sur tes conseils, d'ailleurs, si je me souviens bien). Je note ce titre, mais pour moi, ce sera en VF...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Non mais hé : tout ce que je raconte est PASSIONNANT, chère Madame. Attendez un peu de voir la nouvelle rubrique philatélie que je suis en train de vous concocter :-)

      Supprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).