mardi 16 décembre 2014

Sunk - Dis donc toi, tu ne serais pas un récit allégorique, par hasard ?

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C'est l'histoire d'un monde qui prend la flotte. Ou d'une flotte qui prend le monde. Il est clairement expliqué dès les premières pages que le sujet prête à polémiques depuis une éternité. Et c'est vrai que les habitants de Sunk, polémiquer, ils savent faire. A vrai dire, ils ne font même que ça tout au long de ce curieux récit à plusieurs voix, dont aucune ne donne l'impression de pouvoir être pris au sérieux mais qui toutes, mises bout à bout, révèlent une parabole un peu moins punk et crétine que ce que l'introduction suggère.

Bien sûr, le texte est burlesque, outré et ne rechigne jamais devant la tentation d'écrire trois pages de suite consacrées au premier truc qui passe par la tête des auteurs (recette de pizza, histoires d'amitié virile entre un homme et une taupe - on en passe). Les illustrations plutôt chouettes du dénommé Arnaud Crémet soulignent le petit côté Vonnegut déjà assez prononcé, avec moins de systématisme cependant (ouf). On intègre assez rapidement qu'il faudra prendre l'ensemble au second degré, dans tous les sens que recoupent ce terme. Ne cherchant pas vraiment à cacher son côté allégorique (en fait on est presque surpris qu'à aucun moment un personnage ne se mette subitement à déclarer Hé oh les mecs, réveillez-vous : ceci est une allégorie !), l'ensemble a le bon goût d'être plus barré que parodique (qui ? Pratchett ? Désolé mais je n'ai cité aucun nom, ça va bien maintenant), et rappelle finalement plus la première partie de Gormenghast, lorsque Peake prend utilise le temps pour dresser le portrait d'un monde en plein délitement et qui semble totalement s'en foutre. Exemple évident lorsqu'il s'agit d'organiser une expédition pour découvrir ce qui se cache tout en haut de l'île, information qu'on imagine de la plus haute importance dans un monde peu à peu englouti par la flotte et dont on peut légitimement s'étonner que personne ne s'en soit préoccupé pendant les premières centaines de morts par noyade. C'est une qualité qui ne manque pas de faire de ce petit livre aux accents rabelaisiens un peu plus qu'une aimable farce ; le revers de la médaille, c'est que c'est aussi ce qui fait qu'arrivé au bout, on ne peut s'empêcher d'être un chouïa déçu tant on avait fini par en attendre. En effet une fois le décor planté et les ambitions (plus que louables) exposées, Sunk ne va finalement pas bien loin au-delà de sa propre barrière de nuages : drôle, enlevé, parfois très inventif, il n'offre pas grand-chose de plus que des saynètes (impeccablement disposées), des vannes (sacrément bien troussées) et des trouvailles farfelues (ah ! le schizophrène affligé de deux personnalités identiques), d'ailleurs plus souvent énumérées que véritablement exploitées. On va sourire (voire carrément rire) à la lecture de telle ou telle curiosité plantée au coin d'une page, on va savourer l'illustration qui va avec lorsqu'il y en a une... et puis le temps de ravaler la gorgée de café qu'on vient de recracher sur l'écran (oui, je lis au boulot et je dois dire que la construction de ce roman est idéale pour lire au boulot), les auteurs seront déjà passés à la description de la curiosité suivante. D'une certaine manière, ils tombent donc un peu dans leur propre piège, en proposant un roman qui n'est "que" drôle, "que" barré... "que" jouissif pour le lecteur. Oui, bon : nous sommes d'accord, il y a bien pire dans le genre piège fatal.


👍 Sunk 
David Calvo & Fabrice Colin | Les Moutons électriques, 2005