mercredi 17 juillet 2013

The Rules of Time & Endgames

...
Devinette : comment tu réagis lorsque le groupe préféré de ton adolescence ouvre son concert par une reprise de ton idole absolue ? Tu as cinq minutes pour répondre.

Oui, toi dans le fond ?

Gagné : tu ne réagis pas, parce que tu as à peine le temps de réaliser. En fait, tu entends de premiers accords un peu brumeux, tu échanges un regard avec les copains et tu lâches en déconnant Haha, c'est "Space Oddity". Sauf que d'une part la vanne n'est pas terrible et que, d'autre part, c'est effectivement "Space Oddity".

Tu décides donc d'un commun accord avec toi-même de ne plus parler jusqu'à la fin du concert, à moins qu'on te pose une question.

Deux heures plus tard, tu n'as absolument pas tenu cette promesse, mais tu es content d'avoir fait le déplacement à l'autre bout du pays. Même si ce n'était pas parfait. Même si tu t'es souvent senti vieux. Même si une part de toi avait un peu honte d'aller applaudir un groupe dont il ne reste plus qu'un membre original après reformation, au milieu d'une fosse clairsemée dont la moyenne d'âge était à peu de chose près supérieure ou égale à la tienne - les rares moins de vingt-cinq ans présents étant principalement représentés par les seconds mariages des fans de la première heure. De toute façon tu y étais préparé : tu savais qu'à la minute où tu acceptais de venir, cédant à l'enthousiasme de ton vieux (meilleur) copain, tu acceptais aussi implicitement d'avaler ton chapeau et tous tes principes avec. Et que quitte à en arriver là, autant boire le calice jusqu'à la lie en devenant un de ces vieux fans ne manifestant qu'une saine indifférence à chaque entame d'un titre du dernier album. Après tout, ce n'est pas ta faute s'il est tout pourri, cet Oceania - tellement tout pourri que c'est le seul album du groupe que tu n'as pas eu le courage de chroniquer sur ton blog (à vrai dire tu as déjà à peine eu le courage de l'écouter une troisième fois depuis sa sortie).

Mais le pire, c'est sûrement que tu vas aimer ça. Brailler ces morceaux que tu connais par cœur tellement fort que tu n'entends même plus le chanteur et que tu pourrais aussi bien être dans ta salle de bain. Dodeliner poliment de la tête durant les morceaux plus récents, en te disant que certains ne sont pas si mal et que globalement, tout cela est bien plus supportable que sur le susnommé disque surproduit-surécrit-surarrangé. Imaginer le prochain titre, qui n'est évidemment jamais celui que tu attends. Regarder l'idole de tes douze puis quatorze puis seize ans en te disant qu'elle a vraiment une tête de petit vieux et que son sempiternel t-shirt noir ne suffit plus à masquer un bel embonpoint.

Il y a seize ans presque jour pour jour, tu voyais le même type incendier une scène de festival, suffocant de rage et de sa propre mégalomanie, pourrissant son groupe en lui donnant presque raison. Tu le retrouves souriant et blaguant avec des musiciens dont un au moins pourrait être son fils (le batteur, peut-être la personne la plus jeune dans toute l'enceinte du Théâtre antique de Vienne, maintenant que tu y penses...), enquillant les hit-singles avec autant d'efficacité que de nonchalance - plus vivant que réellement vibrant. Et tu sais quoi ? Ce n'est même pas très grave pour toi. Tu sais trop bien tout ce qui a changé depuis seize ans, pour lui, pour toi - pour le monde entier. Pense donc qu'il y a seize ans, lui-même n'avait pas encore publié cet album qui changerait une fois pour toute ta vie et reste aujourd'hui encore celui que tu chéris le plus précieusement, parmi les milliers que tu connais et possède. Cent-quatre-vingt-douze mois et des dizaines de vies séparent le Billy Corgan de 1997 et celui de 2013 - il te suffit de te regarder, toi, dans une glace, pour le mesurer. Le "rat in a cage" n'en a plus que le titre, qu'il s'approprie d'ailleurs maladroitement tant le Morceau Majuscule de cette époque-là aura été l'un des plus faibles de la soirée, et tu n'as même pas envie de lui en vouloir. Tu n'as plus quinze ans et lui approche dangereusement de la cinquantaine. Les adjectifs ne peuvent plus tout à fait être les mêmes ; il n'est plus question de parler d'intensité, de fureur, de grâce. Cette soirée est plutôt affaire de générosité, d'efficacité - voire de professionnalisme. C'est un autre groupe, qui évolue dans un autre monde, même si quatre ou cinq des morceaux joués ce soir figuraient déjà au générique en 1997. Un groupe qui change de grattes toutes les deux chansons, dont le chanteur se plaint de maux de gorges. Un groupe qui n'est pas venu exécuter une armée de victimes consentantes, mais simplement jouer les jukebox vivants pour un public vieillissant dont tu peux légitimement supposer qu'il ne lui demandait rien d'autre. Il y a tout juste une année, tu assistais à la représentation d'une autre bande de gars que tu adorais lorsque tu étais jeune, et tu avais été bluffé de la trouver inspirée, en pleine possession de ses moyens, face à une assemblée où se bousculaient joyeusement toutes les générations. La différence te saute aux yeux à présent que tu te retrouves face à ces anciennes stars ne parvenant même plus à afficher sold-out, ressassant les mêmes hit-singles et dont le leader autrefois si intransigeant joue "Zero" un soir sur trois depuis tellement longtemps qu'il ne pense probablement même plus à ce que raconte son refrain lorsqu'il le rugit. Et c'est bien normal, et ce n'est pas grave. Et c'est bien quand même. Parfois très bien, malgré les projections kitsch à souhaits et une set-list presque totalement dénuée de surprises. Ce soir, peut-être parce qu'il t'est arrivé des choses belles et fortes dernièrement, tu as envie d'être bien, de ne pas faire chier, d'accepter que toi non plus, tu n'es plus si jeune et fringant et rageur - même si, à l'image du groupe et de ses explosions noise souvent too much, tu as tendance à vouloir te convaincre du contraire. De toute façon tout cela n'est que divertissement et bonus. Tu en avais envie, pas besoin : ces chansons ainsi que toutes celles qui ne seront pas jouées vivent en toi depuis quasiment toujours. Elles sont une part de toi, que la plus mécanique des interprétations ne saura jamais t'arracher. La fille d'à peine dix-huit ans que tu viens de remarquer devant toi, la seule dans toute l'enceinte peut-être, qui arbore fièrement un t-shirt de la dernière tournée... elle, tu as le droit d'être déçu pour elle, malgré l'enthousiasme qu'elle affiche. Qui ne sait rien de rien ne doute, et assurément : elle ne sait pas. Que ces "Tonight, Tonight", ces "Ava Adore", ces "Today" ont été, à un moment M, infiniment plus que de simples chansons. Que le mec qu'elle applaudit à s'en faire péter les veines des mains n'a pas toujours été qu'un super chanteur... qu'il a été une voix... la Voix de millions de gamins blancs mal dans leurs pompes que chaque note de chaque chanson de chaque album perforait de part en part. Elle ne le sait pas et ne le saura jamais, pas même dans cinq albums, pas même dans dix concerts. Tout au plus comprendra-t-elle un jour, l'âge et ses premières résignations aidant, l'ironie qu'il y avait à conclure sur "1979". A quel point c'était à propos et à quel point, dans le fond, elle n'aura jamais sonné aussi juste. Cette chanson de vieux jeunes nostalgiques. Déjà.



26 commentaires:

  1. Tu te rends qu'il est super triste en fait, ton texte ? :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pas du tout d'accord, je le trouve très beau et lucide moi.

      Supprimer
    2. il est à la fois triste à la fois serein à la fois beau à la fois heureux. il est comme la musique des Pumpkins, il est comme la vie.

      Supprimer
  2. C'était quand même beau Tonight à la nuit tombée. Prévisible mais beau!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, je suis d'accord. Sur le beau comme sur le prévisible ;-)

      Supprimer
  3. "au milieu d'une fosse clairsemée dont la moyenne d'âge était à peu de chose près supérieure ou égale à la tienne"

    Et encore, dans la fosse, ce sont les plus jeunes. Imagine dans les gradins :-)

    RépondreSupprimer
  4. Ce texte est tellement juste et triste que tu me ferais presque culpabiliser d'avoir vraiment pris mon pied.

    Bon faut dire que j'ai pas le même rapport affectif à ce groupe. Donc entendre un enchaînement Disarm/Tonight/Bullet With Butterfly Wing, je crois qu'il m'en fallait pas plus. Ava Adore et Eye étaient vraiment très sympa aussi.

    Et j'ai trouvé que Corgan, malgré son gros bidon, avait quelque chose d'assez fascinant.

    Bon parcontre on est d'accord, Oceania c'est tout pourri et même sur scène c'est pas forcément meilleur.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oh bah non, culpabilise pas pour autant. Moi aussi j'ai pris mon pied, malgré mes rhumatismes.

      En fait avec ce concert je crois que j'ai mieux compris les vieux un peu tristes que je voyais aux concerts de stars des 70s quand j'avais 16 ans. Enfin j'imagine qu'avec un peu de réflexion et d'abstraction, j'aurais pu deviner sans avoir à le vivre moi-même, mais je ne m'étais jamais posé la question jusqu'ici...

      Supprimer
  5. c'est pas juste, j'ai été suis plus ému en lisant ton texte qu'en assistant au concert...
    allez, je vais quand même publier mon article...

    RépondreSupprimer
  6. J'aurais pas genre completement oublie mon edition de TSFT chez Xavier comme une con que je suis?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. c'est bien la peine de te faire des cadeaux ;)
      non mais si c'est le cas, tu pourras le récupérer dans pas longtemps... vaut mieux ca plutot qu'il soit paumé quelque part chez Fred ou Dahu...
      je te dis si je le retrouve.

      Supprimer
    2. Je te trouve bien magnanime, cher XAVIER. Moi, je lui aurais craché à la gueule ;-)

      Supprimer
  7. sinon deux infos en passant (suite à certaines discussions de mardi):
    - rien d'extraordinaire sur les setlists des autres concert de la tournée, sauf "Blank Page" joué régulièrement.
    - la Billy Corgan Financial Society prépare une réédition du coffret Aeroplane (90 "inédits" annoncés !) contenant un dvd du Live aux Eurocks 1997....

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. 90 inédits ? Mouais, 9 inédit et 81 versions alternatives, non, plutôt ? ^^

      Par contre le DVD live aux Eurocks... ça peut valoir le détour, c'est pas moi qui vais dire le contraire. Et là pour le coup, si ma mémoire est bonne, ce sera quasiment du 100 % Mellon Collie, pour ceux qui l'espérait l'autre soir...

      Supprimer
    2. Sinon moi, je n'aurais pas craché sur "Blank Page" (un de mes morceaux préférés). C'est d'ailleurs mon principal reproche (qui figure même pas dans le billet, je suis vraiment tordu comme gars ^^) : l'absence de vrai titre posé, plus acoustique (ou electro-acoustique)... tout ce bruit, toute cette disto, ce n'est plus de l'âge du public ;-)

      Supprimer
    3. si, il y a eu 33. et tu as raison, c'était très bien comme "pause".

      "tout ce bruit, toute cette disto, ce n'est plus de l'âge du public"
      excellent !!!

      Supprimer
    4. Oui mais même "33" c'était joué à la gratte électrique sursaturée. C'est quand même terrible quand on se rappelle qu'il y a 15 ans, le même Corgan voulait qu'on le considère comme un vrai songwriter et pas juste comme un rocker bourrin...

      Supprimer
    5. oui je sais pas trop ce qui s'est passé... l'échec de son disque solo? (mais en fait je ne sais pas du tout si ca a été un échec...)

      Supprimer
  8. A celles et ceux qui disent que Smashing Pumpkins n'est que bruit et fureur, je leur réponds toujours que c'est vrai. Et je les incite ensuite à écouter "To Sheila". D'ailleurs, après Adore, j'ai lâchement abandonné le groupe. Aussi parce que je n'avais pas envie d'entendre un groupe me décevoir. Peut-être est-ce idiot. Ce qui fait que je ne les ai jamais vus en concert. Smashing Pumpkins est un des rares groupes à me ressortir des choses différentes. A m'emballer et à me mitiger en même temps.

    Mais je pense que la fille dont tu parles comprendra un jour ce que tu as ressenti. Si on a un minimum d'émotion, et d'histoire avec un groupe, c'est obligé. Il faut juste du temps pour le comprendre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mouais... en même temps celles et ceux qui disent ça n'ont pas dû beaucoup s'intéresser au groupe, car même avant Adore, leurs ballades sont innombrables.

      Pour la fille je ne sais pas. Oui sur l'attachement "à long terme", mais non sur le fait d'avoir été là quand il fallait y être. En fait cette fille, elle est comme toi quand tu vas à un concert de Patti Smith ou de Neil Young ^^ Elle peut toujours kiffer la musique ou la performance, mais dans elle fond elle ne mesurera jamais avec exactitude ce que c'est gens représentent pour ceux qui y étaient.

      Supprimer
    2. Et au cas où je ne serais pas clair : c'est évidemment dans l'ordre des choses. Ça me fait juste bizarre de me retrouver de l'autre côté de la barrière...

      Supprimer
    3. Bien sûr, rien que sur "Mellon Collie", il y en a une palanquée de ballades. Concernant la fille, je voulais dire qu'elle le ressentira avec un artiste/groupe avec lequel elle fera sa propre histoire. Pas forcément avec les Smashing (encore que...mais ce ne sera pas la même chose qu'en ayant grandi avec le groupe) mais avec un des siens.

      Évidemment je ne peux pas dire ça du concert de Neil Young; mon beau-père oui. Il a grandi et vieilli avec lui. Donc forcément, quand il voit Neil sur scène (d'autant que,là, c'était la première fois) il se prend le temps et la claque artistique au même moment. Je pense que si un jour je vois Ryan Adams en live, ça me fera la même chose. Paradoxalement, les groupes et les artistes avec lesquels j'ai une histoire, soit ils n'existent plus, soit je ne les écoute plus, soit ils sont morts. Cela me laisse une maigre marge de manœuvre :)

      PS: En fait, la fille du concert de SP, c'était moi oui. En vrai. J'ai juste enlevé ma perruque pour le suivant...

      Supprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).