mercredi 3 avril 2013

Mad Season - After the Fall

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C'est l'album culte par excellence. Celui dont tout le monde se branle de la réédition, à part cinq ou six potes que l'on va immédiatement informer de la bonne nouvelle, comme s'il y avait quoi que ce soit d'extraordinaire à ce qu'un vieux disque ressorte agrémenté de l'inévitable live complètement-inédit-que-même-c'est-un-évènement (sans oublier le DVD-mais-si-tu-sais-voyons). Bah oui : c'est un évènement. Pour une poignée de personnes peut-être. Mais un évènement. Parce qu'on n'aura jamais assez d'occasions de dire à quel point Above, unique album du side-project Mad Season, est un chef-d’œuvre.


Sorti un an presque pile-poil après la mort de Kurt Cobain et six mois avant l'ultime opus d'Alice In Chains, Above allait être symboliquement le dernier grand chef-d’œuvre de l'époque grunge. Cela lui confère une aura particulière pour tous les fans de la vague de Seattle, accessoirement (mais on l'ignorait à l'époque) dernier grand courant de l'histoire du rock avant... toujours, probablement. Un supergroupe, comme on dit, réunissant Mike McCready (Pearl Jam), Layne Staley (Alice In Chains), John Baker Saunders (The Walkabouts), Barret Martin et Mark Lanegan (Screaming Trees tous les deux ; futurs Queens Of The Stone Age, tous les deux aussi), sans oublier Sherik (le sax de Les Claypool et plus tard de l'invraisemblable Ponga Band). Un supergroupe auteur d'un superalbum, soit donc d'une synthèse étonnante et incontournable de ce que fut le grunge, de ce qu'il n'aurait jamais cessé d'être si les majors ne s'en étaient pas mêlées... de ce qu'il sera toujours dans l'esprit de ses fans : la définition même du crossover, mélange hybride et souvent glauque de heavy, de hardcore et de country. On disait alors que le genre se situait à la croisée des chemins des trois "B" : Big Black, Black Fag et Black Sabbath. On oubliait juste de préciser que tout ce beau monde était fan de Neil Young, de glam des seventies, de rock psyché, de blues. Le grunge était un genre bâtard, dans le fond comme dans la forme, et dix-huit ans plus tard Above apparaît comme son plus parfait résumé. Un disque que l'on sortira volontiers si un jour, ça n'arrive jamais mais on peut toujours rêver, un gamin nous demande "dis papa/tonton/papi, c'était quoi en fait le grunge ?" Ben voilà. C'était ça. Cette musique sombre parcourue d'éclats. Ces refrains catchy perdus au milieux de breaks incroyablement heavy. Ce sentiment qu'il ne restait plus rien à vivre mais que bizarrement, on le vivait quand même. Littéralement, le grunge était l'après-no future.

Above raconte ça, à sa manière. Et sans bien sûr le vouloir. Il est aussi souvent parcouru d'espoir que de pulsions suicidaires, d'amour que de haine, de fragilité que de coups de boules. Même le contexte de sa création a quelque chose de profondément bipolaire, qui cueille des McCready et Saunders fraîchement désintoxiqués s'acoquinant avec Layne Stayley... soit donc le camé grunge ultime, le Johnny Thunders de Seattle, le mec à ce point carbonisé que tout le monde finit par l’abandonner et que ce fut son banquier qui, s'étonnant qu'il n'y ait plus de mouvement sur son compte, s’inquiéta le premier de sa santé. Les deux têtes pensantes du groupe espéraient, paraît-il, que la fréquentation de deux toxicos repentis aiderait leur pote à s'en sortir. Mouais. On espère pour eux que ceci appartient uniquement à la légende tant l'idée semble naïve - voire un brin pathétique. Sans surprise, Staley ne bénéficia pas vraiment de leur fréquentation. En revanche, c'est peu dire que le projet Mad Season sortit grandi de la sienne ; tout les gens de goûts le savent, il suffisait que Layne pose son cul sur une chaise pour que l'atmosphère de la pièce devienne subitement chargée, sinon insupportable. Cela le rendait sans doute impossible à côtoyer au quotidien, mais pour l'auditeur, c'était une bénédiction (un paradoxe que lui-même passa beaucoup de temps à chroniquer dans ses lyrics pour AIC). Vulgaire side-project sur le papier, Mad Season rayonne de sa présence inquiétante, de ses vocaux malades et de son aura lugubre. On dit souvent de mecs comme Tom Waits qu'ils pourraient chanter le bottin et le rendre génial ; Layne Staley, lui, aurait pu n'enregistrer que des reprises de Casimir qu'elles auraient toutes sans exception été rendues ténébreuses, désolées, sensuelles - romantiques au sens premier du terme. Ballades ou pop-songs fruitées, parenthèses acoustiques ou montées en puissances métalliques... tout, avec lui, semblait frappé du sceau du malaise et de l'angoisse. Comme en plus son sidekick sur Above n'est rien d'autre que sa majesté Mark Lanegan, réduit la moitié du temps au rang de choriste (c'est dire) et qui pour sa part saurait rendre sexy la plus mauvaise chanson des 2BE3... il y a avait peu de chances pour que le résultat soit autre chose que fascinant.

Or, quand bien même les deux chanteurs auront finalement été relativement peu impliqués dans l'écriture (une habitude pour l'un comme l'autre), les chansons de Mad Season sont en plus, du moins pour la plupart, de très haute tenue. Qu'il s'agisse de blues moites comme 'Wake up' ou 'Artificial Red', de petits délices psychédéliques ('River of Deceit'), de grandes chansons pop cachées sous les riffs gras ('I'm Above') ou de choses typiquement stayléennes (jusqu'au titre dans le cas de 'Lifeless Dead'). Même d'ailleurs lorsque ce n'est pas lui qui les écrit. L'occasion où jamais de rappeler aux inconscients ou aux crétins confondant les notes de pochettes avec la Bible que, quand bien même il a peu composé, Layne Staley était bel et bien l'âme de ce groupe qui s'est vulgairement reformé sans lui par la suite. En creux, il démontre sur Above qu'il est plus qu'une (grande) voix, mais encore un type au style parfaitement identifiable capable de marquer de son empreinte toute chanson sur laquelle il décide de venir feuler. Un "interprète", diront certains, non sans oublier la petite moue de dégoût qui va avec. Un génie, diront d'autres, conscients que sans lui et malgré la solidité des compos, Mad Season n'aurait été qu'une énième note de bas de page dans la riche histoire du rock de Seattle, entre le premier Brad et l'intégralité de la discographie des Foo Fighters. Il faut écouter le live au Moore livré avec cette réédition. S'arrêter sur le refrain d''I Don't Know Anything' ou cette version neuroleptique d''I Don't Wanna Be a Soldier Mamma'. Il est très rare qu'on lise dans ces pages ce type d'expression mais... ce type était tout de même EXTRAORDINAIRE. Suffisamment pour vous faire réviser votre notion de ce qu'est une voix, de ce qu'est un texte, de ce qu'est une aura. D'une certaine manière, lui seul pouvait tenir le micro sur le dernier soubresaut ce qu'on appelait alors le grunge. Layne Stayley était le grunge, jusqu'à la plus petite nuance de voix - jusqu'au détail le plus sordide de son existence. Un type dont on se demandait comment il tenait debout et qui, à la surprise générale, parvenait à battre tout le monde au cent mètres. Un immense artiste qui, ici débarrassé des oripeaux pesants de son groupe à succès planétaire, réussissait enfin à mettre en musique ses fantasmes et ses rêves d'être un Iggy Pop clouté. Mark Lanegan ? La réédition 2013, qui offre plusieurs inédits avec le vieux loup de terre au chant, essaie courageusement de faire croire que sa part fut aussi importante dans le résultat. Personne ne le gobe vraiment, d'autant que les chansons en question (quoique très bonnes) donnent la désagréable impression d'avoir été enregistrées la semaine dernière et ajoutées à l'ensemble à la va-vite (1). Symboliquement, Above reste toujours et quoi qu'il en soit l'un des derniers coups d'archets de Staley, peu avant qu'il ne devienne amorphe, irrécupérable et artistiquement impuissant. Comme le grunge, en somme.


👑 Above [Deluxe Edition] 
Mad Season | Legacy Records, 1995


1. En fait, le groupe a envisagé un temps (vers la fin des 90s) un second album avec le seul Mark "Je cachetonne donc je suis" Lanegan au chant. Projet définitivement enterré lorsque mourut Saunders (même si l'on parle aujourd'hui d'une reformation). C'est de là que viennent ces morceaux.

1 commentaire:

  1. En effet, le texte ne date pas de la semaine dernière, mais le site est toujours (relativement) vivant et je continue d'en lire les commentaires avec plaisir, surtout s'ils sont aimables et si je n'ai pas trop à rougir du texte (2013, ça va encore... pour les périodes antérieures, je ne promets rien, je n'ose pas vraiment relire).

    Je n'ai pas grand-chose à ajouter à votre message, vous avez dit l'essentiel. Le hasard fait que j'ai réécoute Above il y a quelques semaines, pour la première fois depuis un certain temps ; je crois n'avoir rien à ajouter ni enlever à ce que j'écrivais il y a plus de dix ans, à ce détail près bien sûr que dans l'intervalle, Lanegan nous a également quitté (dans des circonstances certes moins tragiques et en nous - en tout cas me - laissant le temps de me désintéresser quelque peu de son oeuvre). Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de lire ses mémoires, parues il y a un ou deux ans ; ce qu'il écrit de Mad Season m'a conforté dans l'idée que son implication fut mineure (pléonasme ou presque dans le cas de Lanegan), mais les passages où il évoque sa relation avec Layne Staley et la détérioration progressive de sa santé physique et surtout mentale m'ont particulièrement ému. Dire que je l'ignorais serait mentir, confusément et à force de lectures, je pense que l'avoir toujours plus ou moins su, en revanche je ne pensais pas qu'au mitan des années 90, alors qu'il allait encore publier trois disques absolument majeurs, il avait déjà atteint un tel état de confusion, entre paranoïa, schizophrénie et bad trip quasi permanent. J'ai mieux compris pourquoi sa carrière s'était arrêtée si brutalement (je me rappelle avec une certaine tristesse une époque, fin des années 90 où "le nouvel album d'Alice In Chains" était encore sinon un sujet, du moins une hypothèse vaguement crédible... aux yeux des journalistes) ; en revanche j'ai d'autant moins compris - et ne comprendrai jamais - comment tous ont pu l'abandonner de la sorte (Lanegan ne fournit aucune réponse, ce n'est pas son sujet - je ne crois d'ailleurs pas qu'il y ait réellement un sujet à ce livre que je n'aurais probablement jamais lu si je n'avais pas été un fan si inconditionnel de la scène de Seattle de cette époque, et que je ne recommanderais à aucun autre type de lecteur). Staley était dans un état de détresse absolue, mais il n'était pas non plus le premier "grand camé de l'histoire de rock" ; il est en revanche le seul que je connaisse qui ait été à ce point rejeté, délaissé, comme s'il avait mérité son sort, jusqu'à avoir une mort pathétique au point d'en devenir l'allégorie d'un genre musical tout entier.

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