lundi 1 octobre 2012

Canal +, les doigts dans l'engrenage. Ou dans la prise.


[Cet article a été initialement publié sur le site Interlignage.fr ; celui-ci ayant été emporté par un bug virtuel entre temps, je n'ai pas été en mesure de le récupérer dans son intégralité. J'espère toutefois que ceux qui passeront par ici sauront malgré tout l'apprécier en l'état] Sept ans et quatre saisons. C'est la durée d'Engrenages. Le temps (réel et sériel) qui s'est écoulé depuis qu'elle a constitué le galop d'essai de Canal + dans sa quête (sans doute stérile, mais assumée) de devenir un genre de HBO français, soit donc une référence indiscutable en matière de séries télévisées, capable de naviguer dans l'éternel triangle des Bermudes de la création télévisée - ambition / crédibilité critique / audiences. Cela pourrait à l'occasion constituer un dossier de plusieurs dans un magazine culturel, las : la presse télé accréditée semble perdre toute once de sens critique lorsque la chaîne cryptée dévoile une nouvelle création originale. Quant au Net, il se divise en deux clans qui demeurent peu ou prou les mêmes depuis 2005 : les canalôlâtres, quasi synonymes de footix1 en matière de séries, et les canalophobes, qui sont d'ailleurs surtout production-francophobes. Entre les deux ? Peu de place pour une nuance qui devrait avoir d'autant plus droit de cité que le bilan de Canal + en matière de séries, si on pourra difficilement l'encenser, est assez loin d'être tout noir.


Bien sûr, il est tentant de se gausser des choix de programmation de la chaîne cryptée, en réaction notamment à une omerta critique assez insupportable dans la presse dite sérieuse, dont on rappellera au passage qu'en matière de séries télévisées, elle aura rarement été une référence, ignorant royalement - ou méprisant franchement - cinq décennies de production anglo-saxonne sous prétexte que... quoi, d'ailleurs ? Ah oui : que c'était anglo-saxon. On osera même dire que pour avoir ostracisé le genre durant des lustres, elle a sa part de responsabilité dans le fait que la France ait longtemps été un désert en la matière. Car c'est bien de cela qu'il s'agissait en 2005, lorsque Canal a lancé Engrenages. A l'époque, l'une des phrases les plus répandues dans les articles qui lui était consacrée se rapprochait de "ce ne sont pas des flics comme dans Navarro ou Julie Lescaut", pourtant ringardes depuis déjà de nombreuses années alors. C'est dire d'où nous partions. Les Créations Originales de Canal +, et c'est sans doute ce qui explique la difficulté que certains éprouvent à reconnaître leur médiocrité (le cas échéant), c'est un peu chacun d'entre nous. Pour filer la métaphore footballistique entamée plus haut : les séries de Canal, surtout au début, ont longtemps fait office d'équipe de France de TV Show. Parce que c'était quand même Canal +, et qu'on voyait mal dit d'autre pouvait prendre le problème à bras-le-corps2. Bien sûr, dans les faits, Canal + n'était plus Canal + depuis longtemps déjà. Mais ça restait tout de même mieux que TF1.


Le problème est que depuis lors, le spectateur a eu largement le temps de déchanter. Si la plupart des séries de la chaîne ont plus ou moins réussi à asseoir leurs audiences, principalement grâce à des campagnes promos de plus en plus agressives, la qualité reste très aléatoire et on est bien loin de se jeter sur les nouvelles productions de la chaîne avec le même enthousiasme que sur le dernier né de HBO. Ou d'AMC, voire de Showtime. Ou de n'importe quelle chaîne américaine, en fait. Ou anglaise. Ou... bref. Engrenages est passé du rang d'expérience à celui d'évènement que certains (sans doute pas aussi nombreux que les programmateurs aimeraient le croire) attendent avec impatience, le nombre d'épisodes a atteint une taille normale en regard des standards américains, mais Canal demeure toujours infoutue de proposer une programmation régulière de chaque saison3. Si l'on ajoute à cela le fait que - tradition française oblige - les épisodes sont diffusés au pas de charge, l'ensemble relève plus de l'évènement ponctuel que de la série que l'on retrouverait avec plaisir pour ensuite l'attendre avec impatience, ce qui, on ne le dira jamais assez, va à l'encontre de l'essence-même du genre4. Pire, Canal + s'est même faite griller la politesse par... France 3, la chaîne la moins hype du PAF. Qui chaque année diffuse tranquillement sa nouvelle saison d'Un village français. Or même en admettant que la chaîne cryptée ait eu un choix à faire de type plus d'épisodes ou plus de saisons, celui-ci n'est pas sans suggérer quelque chose de la politique maison. Rappelons que les Anglais produisent régulièrement des saisons de six/huit épisodes (parfois moins) sans que la qualité intrinsèque des programmes en question s'en ressente pour autant. On n'est pas obligé de se caler sur le schéma narratif des productions américaines, a fortiori lorsque l'on aime à vanter la proverbiale exception culturelle.


Ce qui nous amène fort logiquement au contenu et, là aussi, le bilan de Canal + comme d'Engrenages est, disons : nuancé. Car non seulement France 3 a réussi à installer une série récurrente (il n'y a guère qu'à la télévision française que cette formule n'est pas pléonastique) dans les habitudes de spectateurs hélas trop peu nombreux, mais en plus n'est-ce pas n'importe laquelle. Qu'on l'aime ou non, Un village français est de manière incontestable, presque objective, la meilleure série française des dernières années, très loin devant les productions de la chaîne cryptée qui ne la surclassent qu'en terme d'image. Oh bien sûr, le feuilleton de France 3 n'est pas vraiment glamour. Il n'est pas branché, il n'est pas cool, il ne fait pas de bruit et ne fait pas couler d'encre. C'est sûr, la tronche de Robin Renucci sur tous les panneaux publicitaires de Paris ne déplacerait pas les foules, contrairement aux actrices de Maison close en guêpières affriolantes. Sauf que c'est mieux. Juste : mieux. Mieux écrit, mieux pensé, mieux produit, mieux casté. Mieux tout. Encore plus bête pour les pauvres séries de Canal + : tandis que celles-ci s'acharnent à pomper allègrement la production US, même lorsqu'elles se veulent ovniesque (Platane, série au demeurant sympathique mais dont l'originalité n'aura épaté que ceux qui n'ont jamais entendu parler de Curb Your Enthusiasm), le village gaulois, sous ses airs franchouillard, s'avère bien plus moderne dans son écriture, notamment en rompant avec la fatigante ficelle du drame fondateur du caractère du personnage (on baille rien que de l'écrire), qui fait encore bien souvent office de seule trame narrative dans notre pays.

C'est que les séries de Canal utilisent hélas plus souvent les adjectifs moderne ! et ambitieux ! (avec points d'exclamations de rigueur) sur leurs affiches qu'au moment de leur conception. Il est évidemment un peu abusif de tirer une tendance générale à partir de shows qui n'ont ni les mêmes auteurs, ni les mêmes réalisateurs, ni même les mêmes objectifs ; pourtant l'un des deux fléaux rendant beaucoup d'entre elles difficiles à suivre sur la durée tient dans la prédominance absolue de l'idée sur l'inspiration - du concept sur l'écriture. Il y a certainement une très bonne série à faire sur la vie quotidienne des pensionnaires d'une maison close en 1871. Mais si cette idée de départ peut être tout à fait séduisante, elle n'est pas suffisante en soi pour en faire une bonne série - soit donc quelque chose donnant envie au spectateur de revenir chaque semaine. Mad Men, après tout, ne raconte pas juste le quotidien de publicitaires des années 60. Même Télé 7 Jours n'oserait pas la résumer ainsi. Elle est beaucoup plus que cela, tout comme Breaking Bad est beaucoup plus que l'histoire d'un prof de chimie s'improvisant dealer, tout comme dire que Six Feet Under raconte la vie d'une famille de croque-morts revient à ne rien en dire. Pour une raison assez difficile à assimiler, car les scénaristes français ne sont a priori pas plus bêtes ni mauvais qu'ailleurs, les séries françaises ont un mal de chien à être plus que leur pitch. Mais c'est vrai qu'en France, ce ne sont pas les idées qui manquent - c'est le pétrole. Le carburant, quoi.


Alors chaque année s'entonne la même rengaine, et chaque année un nombre conséquent de spectateurs de bonne foi essaie se forcer à mettre du cœur au moment de la reprendre. Canal vend sa (ou la ) nouvelle (saison de sa) série qui va tout déchirer, on va voir ce qu'on va voir, et finalement, on ne voit pas grand-chose. On reste dans l'expectative, dans le meilleur des cas. On n'adhère qu'à moitié, incapable d'être de suffisamment mauvaise foi pour clamer que c'est nul (ça ne l'est que rarement), mais tout aussi incapable de s'oublier en regardant le programme, comme on peut le faire face à des séries étrangères. Oh bien sûr, la critique et - dans une bien moindre mesure - le grand public ont l'air content, et on est content qu'ils soient contents. Ça fait plaisir, non, les gens heureux ? Mais dans les faits ? La chaîne se vante d'avoir vendu Engrenages à la BBC et même aux USA (bon, pas de panique : c'est à Netflix, qui ne l'a d'ailleurs toujours pas diffusée). Mais en attendant, on n'a toujours pas réussi à croiser un Anglais fan de Spiral (son titre international). Osons même le dire : non seulement la case séries "maison" de Canal + n'a que peu progressé depuis sept ans, mais encore a-t-elle par certains aspects (Maison close ou la tragique Braquo, dont la bêtise semble sans limite) régressé. A chaque nouvelle série, à en croire la critique, cette fois-ci est la bonne. Le refrain est connu, éprouvé, à tel point qu'on finit par l'entendre sans jamais avoir envie de l'écouter. On l'a entendu pour les unes et les autres, Engrenages en tête - mais cela vaut tout aussi bien pour Maison close, Braquo, Kaboul Kitchen, etc, etc. En ce sens, Engrenages, à l'instar de sa petite sœur Mafiosa (lancée l'année suivante), symbolise à elle seule le phénomène : à chaque nouvelle saison de l'une et l'autre, en effet, la critique ne manque pas de nous expliquer que cette fois-ci, c'est la bonne. De même que le nouvel opus de Bob Dylan est toujours intemporel, la nouvelle saison d'Engrenages, toujours, franchit un cap. Comprendre vers le moment où l'on pourra s'en délecter sans réserves, comme d'un bon vieux polar US. On admettra qu'au bout de sept ans, on peut légitimement s'interroger sur le nombre de saisons qu'il faudra à ces éternels work in progress pour adopter un rythme de croisière. Pas sûr que parvenu à la saison 12, il reste encore beaucoup de gens pour avoir le courage de se farcir les mauvaises saisons de Mafiosa dans l'espoir - peut-être vain - de pouvoir enfin visionner les bonnes. Même attendre la deuxième, dans le fond, c'est déjà déjà trop. L'une des autres grandes spécialité maison est de composer des saisons unes comme d'autres tournent des épisodes pilotes (c'était flagrant dans le cas de Platane, où l'on avait la désagréable impression que ledit pilote s'étirait sur la moitié d'une première saison dont la suite, effectivement, était plus relevée). Dans quelle bonne série faut-il attendre six épisodes sur six ou huit (soit donc les équivalents des premiers chapitres entiers d'Oz, Breaking Bad ou Seinfeld) pour que les caractères et les enjeux soient clairement posés ? Voire pour tout simplement passer un bon moment ? Si l'on appliquait aux séries de Canal + la fameuse règle de Matthew Weiner6, 90 % d'entre elles seraient abandonnées avant le final.


Oh, bien sûr, il faut laisser du temps. En France, c’est différent. Il y a beaucoup de retard à rattraper. On peut même considérer qu’en une poignée d’années, les productions françaises – et notamment de la 4 – ont déjà rattrapé plusieurs décennies. Reste qu’au bout d’un moment, patience et indulgence ont leurs limites, a fortiori quand les chaînes concurrentes commencent à tailler des croupières : voir des seconds rôles aussi faux que dans Braquo, des ficelles aussi aberrantes que dans XIII, une réalisation aussi toc que dans Maison close… le tout vendu en s’autoproclamant roi du monde, de surcroît… cela finit par sévèrement soûler. Arrive un temps où il faut choisir : soit on admet que c’est imparfait, que c’est différent, qu’il faut du temps… et pourquoi pas. Soit on se la raconte, on joue à HBO, on se survend une carrière internationale… et à ce moment-là, on s’expose à la même grille de lecture critique que pour n’importe quel show de n’importe quelle origine – au risque d’y laisser des plumes. Canal + voulait changer le visage des séries françaises ? Elle est surtout parvenue par la magie de l’autocélébration à faire passer tout le monde d’une bienveillante condescendance (c’est bien… pour du français) à un chauvinisme embarassant (c’est bien… parce que c’est français), en effleurant trop rarement la case c’est bien – et puis c’est tout.

Faire d'Engrenages la victime expiatoire de ces raisonnements généraux n'est évidemment pas tout à fait juste vis-à-vis d'une série à laquelle ne s'appliquent pas forcément tous les reproches susmentionnés (il va sans dire qu'il est toujours délicat de faire à la fois dans le général et dans la nuance). Mais pour avoir été la première d'une longue liste, son destin demeure intrinsèquement lié à celui de la politique de la chaîne en matière de séries, a fortiori à présent que, les années passant, on l'a vue survivre à d'autres plutôt réussies (Reporters ou Pigalle la Nuit, arrêtées respectivement au bout de deux et d'une seule saison(s)... alors qu'elles étaient bien plus réussies que - au hasard - Mafiosa ou Braquo). Surtout, l'évolution d'Engrenages au fil du temps est plus que représentative de la manière dont les séries de Canal ont évolué, ou plutôt n'ont pas évolué, puisque c'est bien cela le véritable problème : il y en a toujours plus, avec toujours plus de budget et toujours plus d'ambitions. Des mieux ? Si l'on excepte Borgia, qui n'a de française que le portefeuilles, pas vraiment. Au contraire, la qualité globale des séries de la chaîne cryptée aurait même eu plutôt tendance à régresser - au même titre que celle d'Engrenages.

Previously on Engrenages. Quand la série créée par Alexandra Clert et Guy-Patrick Sainderichin (remerciés depuis longtemps) débarque à la fin de l'année 2005, c'est peu dire qu'elle constitue un choc pour le spectateur pas vraiment habitué à des productions françaises aussi sombres et aux scénarios aussi sinueux. Sans toutefois faire totalement table-rase du passé (certains seconds rôles jouent encore très faux ; certains dialogues sont encore un peu trop littéraires), Engrenages met tout de même fin, le temps de six épisodes, à pas mal des démons qui dévoraient la production nationale depuis des lustres. Adieu les susmentionnées backstories (on ne sait strictement rien du passé des héros, et même très peu de leurs vies privées), bonjour les dynamiques narratives. Goodbye personnages de flics normaux aux looks passe-partout et aux problèmes banals (PJ ? Qui ça ?), bonjour les gueules - et quelles gueules. La grande réussite de la première saison d'Engrenages, malgré ses défauts, est assurément d'installer des personnages, des vrais, des qui restent dans la mémoire du spectateur. Remarquable, le main cast s'offre avec Thierry Godard et Audrey Fleurot deux des plus belles trouvailles de la télé française depuis des lustres. Caroline Proust est remarquable, Philippe Duclos compose dès le premier épisode un personnage complexe et fascinant, et si Grégory Fitoussi paraît un peu plus lisse, c'est surtout parce que son personnage veut cela7. Pour la première fois depuis une éternité, le public français avait droit à des (anti)héros parfaitement écrits et interprétés, auquel il pouvait aisément s'attacher au point de pouvoir, enfin ! les désigner affectueusement par leur prénom ou leur surnom, comme il le faisait depuis longtemps avec les héros de séries américaines (Tony, Vic, Jack, Jesse n'ont jamais eu besoin de noms de famille). On ne parlera même pas du contenu, plongeant avec une grande finesse dans les arcanes du pouvoir, traitant de collusion, de conflit d'intérêt (le véritable thème de la série, dans le fond), osant même quelques (légers) partis pris politiques et refusant - Dieu que cela faisait du bien - ce manichéisme et ce moralisme insupportables chez la concurrence.


En toute logique, la saison 2, deux ans et demi plus tard (!), enfonça le clou. Plus dynamique, plus complexe, mieux castée... mieux tout court, elle reste aujourd'hui encore - et c'est sans doute là le problème - une référence française en la matière. Engrenages réussissait non seulement à se dépasser, mais encore à se renouveler en proposant une intrigue radicalement différente, une construction narrative ambitieuse, se hissant à la hauteur des Anglo-saxons par bien des aspects et sans pour autant se trahir. De quoi en faire une perle rare, qui avait tout pour continuer à surprendre. Or, c'est exactement l'inverse qui s'est produit. Et on n'est pas vraiment sûr d'avoir compris pourquoi.

La saison 3, en effet, aurait dû être celle de l'aboutissement. Personne n'aurait eu l'idée d'en douter. D'autant que la série passait à douze épisodes, ce qui promettait de beaux efforts d'écriture, une place plus égale accordée aux six protagonistes, des histoires parallèles, un gain de complexité et de subtilité. Tu parles, Charles : monochrome, vainement spectaculaire parfois (on ne se remettra jamais de la scène du bidouillage dans les bureaux de la crim' - Vic Mackey et Shane Vendrell en rient encore), stupidement axée autour d'une histoire de serial killer, la saison 3 aura sans doute mis à genoux le public, mais n'aura jamais réussi à fonctionner correctement. Jamais mauvaise, plutôt efficace, mais franchement pas à la hauteur du niveau d’exigence que sa prédécesseuse avait pu faire naître chez le spectateur. La faute à beaucoup de digressions, à une forme de didactisme inattendue, et à une intrigue principale, il faut bien le reconnaître, déjà vue cent mille fois ailleurs. Pas de quoi fouetter un chat, alors même que le barnum promo et critique (attendez : ce n'est pas la même chose ?) vendait quasiment la série de l'année. Autant dire qu'au milieu des saisons 3 de Breaking Bad et Mad Men (les meilleures de l'une et de l'autre), ou des débuts de Treme sur HBO, il fallait pas ne pas avoir beaucoup regardé la télé en 2009-10 pour trouver la suite tant attendue d'Engrenages mieux que correcte.

Les même causes (et les mêmes scénaristes ?) entraînant les mêmes effets, la saison 4, évènement de la rentrée de Canal +, ne fait quasiment du début à la fin que barber. On espère que les coffrets DVDs des deux premières séries sont épuisés, que personne ne soit tenté de se rappeler précisément à quoi ressemblait Engrenages à ses débuts. Le constat d'échec et d'impuissance serait terrible : avec moins de moyens et moins de temps, les auteurs des premières saisons réussissaient à faire dix fois mieux. De quoi se poser quelques questions. Le bon côté des choses, si d'aventure on a assez de patience pour essayer de le voir, c'est qu'on peut se dire que le show phare de Canal + est en voie de normalisation : d'une certaine manière, ses maux ne sont pas si différents de ceux de nombreuses séries anglo-saxonnes. Errements narratifs, personnages devenant des parodies d'eux-mêmes, difficulté à se renouveler après plusieurs années. Procédons par ordre.


Par clémence, bonté d'âme ou tout simplement par paresse, on passera sur la trame générale de la saison, non sans avoir tout de même un peu souri en la découvrant. Les terroristes de l'Ultra-Gauche ? Ce vieux fantasme sarkozyste ? Sérieusement ? Bon. Pourquoi pas. Apparemment les scénaristes ne sont pas au courant qu'il existe une nébuleuse d'extrême droite autrement plus réelle et complexe en France, mais mettons cela sur le compte d'une envie d'être originaux et passons à ce qui fâche réellement - à savoir : la manière dont sont écrits ces terroristes. Sans grande nuance, sinon sans grande inspiration. Exactement comme dans la saison 3, le principal antagoniste est incarné par un acteur jouant affreusement faux, et qui plus est dépourvu de la moindre once de commencement de charisme, à tel point qu'on a bien du mal à comprendre par quel étrange effet de l'esprit ses ouailles le suivent aveuglément dans sa folie intégriste. Au moins le serial killer de la saison 3 avait-il une tronche, à défaut d'être un acteur digne de ce nom. Ce ne serait de toute façon pas dramatique en soi si, toujours comme dans la saison 3, les scénaristes n'avaient pas la très mauvaise idée d'accorder une place particulièrement importante à ces "méchants". On les voit trop, leurs plans sont dévoilés bien trop vite, ce qui va de pair avec l'absence de nuance presque total présidant au développement de leurs caractères. Autrefois, Engrenages s'était faite une spécialité de naviguer dans les zones de gris. Dans la première saison, le coupable était angoissant parce qu'invisible, et semblant omnipotent. Dans la suivante, le rôle d'antagoniste était dévolu à un avocat pervers et fascinant, une caïra à la présence si animal que l'acteur n'avait même pas besoin d'ouvrir la bouche pour crever l'écran, et des trafiquants de drogue aux gueules d'anges et aux manières d'hommes d'affaire respectables, dont le côté presque sympathique et humain tranchait avec la sauvagerie dont ils pouvaient se révéler capables. Depuis deux saisons, les méchants sont devenus... de vrais méchants, justement, si absolument maléfiques qu'ils ennuient quasiment dès leur première apparition. Manifestement, l'augmentation du nombre d'épisodes a plus été utilisée pour ajouter des scènes d'actions inutiles que pour creuser la psyché des nouveaux personnages. Il suffit de comparer - hasard amusant et cruel - les frères Larbi (antagonistes de la saison 2) aux frères Sarahoui (antagonistes de la saison 4) pour prendre la mesure du chemin parcouru... à reculons.

Ce ne serait pas en soi dramatique si, de l'autre côté de la chaîne, les personnages principaux ne souffraient pas également des mêmes tracas. Entendons-nous bien : les comédiens ne sont pas subitement devenus mauvais. Tout au plus peut-on leur reprocher de camper sur leurs acquis. Ce qui est certain, c'est qu'ils font avec ce qu'on leur donne, et que le moins qu'on puisse dire est qu'on ne leur donne pas grand-chose à se mettre sous la dent. Au bout de quatre saisons, on commence même à avoir la fâcheuse impression qu'on leur donne du prémâché tant plus aucun des six personnages principaux ne semble susceptible d'évoluer. A ce petit jeu, Joséphine Karlsson et l'indispensable Juge Roban s'en sortent sans doute un peu mieux que les autres. La première parce qu'elle a le droit - la veinarde - à des tentatives (souvent ratées, mais réelles) pour la faire s'humaniser. Le second parce que Philippe Duclos parvient à jouer subtilement même lorsque sa partition n'a rien de bien subtil, rendant son personnage tellement indispensable que les premiers épisodes de la saison, dans lesquels il n'apparaît pas, créent un véritable manque chez le spectateur. Les autres, en revanche, semblent condamnés à tourner en rond, parfois au sens propre. Laure est désormais capable d'avoir une relation stable, mais toujours pas de sourire ou d'adopter une autre expression que celle qu'elle a en permanence. De décidé, le personnage est devenu monolithique et chiant comme la pluie à la pêche. Pierre, lui, est toujours ce sympathique chevalier blanc obligé de flirter avec la ligne jaune. Ça fait sept ans que ça dure, et ça n'a pas l'air près de changer puisque quoiqu'il arrive, ses mésaventures ne semblent jamais remettre en cause ses valeurs et autres idées préconçues : c'est comme si à chaque nouvelle saison, il était automatiquement reconfiguré en position "chevalier blanc". D'honnête et droit, il est devenu moralisateur, de la pire espèce puisque depuis le temps, il aurait tout de même dû comprendre que le monde est un peu plus complexe que ce qu'il pensait au début de la série. Sauf que pour cela, il faudrait évidemment qu'on l'ait doté d'une mémoire. N'importe qui ayant vécu la moitié de ce qu'il a vécu depuis le début de la série en serait venu à sérieusement reconsidérer certaines choses. Lui, non. Son association avec Joséphine, devenue liaison, était aussi invraisemblable que prometteuse ? Aucune importance : plutôt que de se compléter ou de s'influencer, les deux personnages s'annulent. Quant à Gillou... disons simplement que Thierry Godard a décidément un sacré charisme, pour réussir à nous faire oublier que son personnage agit comme un robot, répétant inlassablement aussi bien les mêmes répliques que les mêmes conneries, pour aboutir éternellement aux mêmes résultats.


Car les personnages n'apprennent rien de leurs erreurs présentes et passées, mais il faut reconnaître à leur décharge que rien n'est fait pour qu'il en soit autrement. Figés dans le temps comme ils le sont déjà plus ou moins dans l'espace, ils semblent condamnés à revivre invariablement les mêmes péripéties, sans que jamais leurs actes n'aient de réelles conséquences. On pourrait défendre une vision pessimiste du monde et de la justice, lorsque l'on constate que dans le fond, depuis quatre saisons, le seul personnage à souffrir de ses actions et le seul qui n'en commet quasiment que des bonnes - ce brave Juge Roban, lui qui a une si noble opinion de sa fonction. Comme certains passages sont relativement bien fichus, on a envie de croire que le scénaristes essaient de nous faire passer un message : les hommes honnêtes n'ont plus droit de cité dans la société d'aujourd'hui. Las, Engrenages participe surtout, et même de plus en plus, d'une vision basse de plafond de la police, à peine digne d'un mauvais roman. La même que dans Braquo et les différentes productions d'Olivier Marchal - l'homme qui a réussi à faire avaler à la quasi totalité des journalistes du pays que ses fictions (parfois réussies) étaient réalistes. On ignore si Braquo a influencé consciemment ou non Engrenages, mais force est de noter que lorsque les premières saisons présentaient des flics certes borderline, mais doués d'un semblant d'âme, les dernières les montrent surtout accumulant conneries, bavures et arrangements avec la réalité sans que jamais, à aucun moment, leur comportement ne soit remis en cause. Le message est clairement que c'est normal. Que la fin justifie les moyens - cette vieille lune. Le juge d'instruction qui enquête sur la mort de Ronaldo, le serial killer de la saison 3 ? Un tocard, doublé d'un sale con. Le collègue qui, au cours de cette même enquête, refuse de mentir en accréditant la version de Laure et de son équipe ? Un traître, un lâche. Les instances de la magistrature ? Des pourris, des pourris, rien que des pourris. Pas un pour rattraper l'autre. Dans Engrenages, tout le monde est pourri jusqu'à la moelle, impossible de croiser une bonne âme, un type normal, qui ne soit pas corrompu, sinon au sens propre - du moins au sens figuré. Ce pourrait être suffocant, c'est surtout lourdingue est manichéen. Laure Berthaud avoue-t-elle avoir délibérément tué le serial killer Ronaldo que pas une personne (même pas le beau, le fort, l'héroïque Pierre Clément) ne remettra en cause cette décision. Il est mort, c'est fait, c'est tout. De toute façon, il était pourri lui aussi.

On arguera que c'est un parti pris comme un autre, et qu'après tout, certains ont bâti des classiques de la série télévisée sur ce postulat. 24, The Shield. Au hasard. Ce n'est pas tout à fait faux, mais c'est oublier un peu vite que Jack Bauer en prend, littéralement, plein la gueule, huit saisons durant, quasiment sans interruption. C'est oublier, de même, que dans The Shield, Vic Mackey et son gang passent leur temps à se justifier (parfois à leurs propres yeux), ont l'inspection des services collée aux fesses quasiment à vie, que personne ne leur fait confiance, que certains d'entre eux sont tués ou grièvement blessés. Sans même parler du fait que, dans l'une et l'autre de ces séries, les personnages positifs existent histoire de contre-balancer le sentiment de tous pourris qui pourrait s'en dégager. Rien de cela dans Engrenages, dont le message est clair, même s'il est sans doute collatéral et inconscient : il est normal que des flics truquent des enquêtes, brutalisent des suspects, mentent sous serment, et qu'ils s'en sortent (parfois avec une aisance stupéfiante). Ça fait partie du job. Dans le fond, la ringarde PJ était probablement bien plus réaliste, même si ça ne la rendait pas forcément bonne pour autant. Qu'importe d'ailleurs puisque celle-ci, si conspuée, ne prétendait pas à autre chose qu'à être une petite série sympathique. On n'y trouvera nulle trace de l’arrogance inhérente à la plupart des productions Canal +, ce côté regardez ma série comme elle est bonne, et ambitieuse, et intense, et courageuse aussi : on va même vous dire deux mots de la réforme de la garde à vue, parce qu'on a trop grave les deux pieds ancrés dans l'époque8. Sauf que les scènes en question sont atterrantes de lourdeur imbécile, et que l'une des rares réformes du dernier quinquennat à ne pas souffrir la discussion tant elle venait compenser une anomalie du système judiciaire français se retrouve, ici, réduite à un mauvais sketch ou à une case de BD un peu beauf - finalement pas si loin des messages subliminaux des bon vieux Navarro et Moulin.


On pourrait passer encore heures des heures à enfoncer Engrenages9. ; la série y prête le flanc toutes les trois scènes, et l'on ne peut pas s'empêcher de se rappeler s'être dit, avant même d'avoir vu un seul épisode de cette saison 4, que les comédiens, au moment de leur passage en promo dans Le Grand Journal (pléonasme), semblaient ne pas trop croire à ce qu'ils racontaient (pour ne pas dire qu'ils avaient l'air de s'ennuyer eux-mêmes). On pourrait aussi bien, d'ailleurs, reconnaître et énumérer les idées qui restent bonnes, car il y a en a, même si elles sont un peu noyées dans une masse d'intrigues et de sous-intrigues bas de gamme. Mais l'exemple le plus parlant est sans doute moins dans la série que dans la manière dont elle est perçue : attablé l'autre jour avec quelques membres de sa famille et quelques amis, qui tous regardaient Engrenages, l'auteur de ces lignes se laissa aller à donner un avis plutôt sévère sur cette quatrième saison. Certains approuvèrent. Les autres ne dirent rien. Au bout de longues minutes, une femme eut ces mots qui recueillirent immédiatement l'approbation générale : "Enfin ce n'est pas grave, c'est divertissant." Tout était dit : Engrenages, au départ, n'était pas que divertissante. Et aujourd'hui encore, elle prétend, tout comme la plupart des séries de sa chaîne, être plus que cela. Prétendre, un truc qu'on sait toujours très bien faire du côté de chez Canal +.


👎 Engrenages (saison 4)
créée par Alexandra Clert et Guy-Patrick Sainderichin
Canal +, 2012



1. L'expression - qui tire son nom de la mascotte du Mondial 98 - désigne le fan de football français n'ayant commencé à s'intéresser à ce sport qu'à part du moment où la France est devenue championne, par extension néophyte, chauvin, et ne connaissant pas grand chose à une discipline à propos de laquelle il se pose néanmoins en expert(e)
2. France 2 et - dans une moindre mesure - M6 s'étaient déjà attaquées à cette épineuse question, avec des fortunes diverses, mais surtout sans avoir la volonté et/ou les moyens de tenter de faire passer le genre dans l'ère industrielle, malgré des productions dont certaines étaient de qualité.
3. Avant cette rentrée 2012, la série a été successivement diffusée durant l'hiver 2005/06, et aux printemps 2008 et 2010.
4. Je sais, c'est dingue : il semble que le mot série sous-entende une continuité.
5. Littéralement : le personnage se révèle au travers d'une histoire d'arrière plan antérieure à la série elle-même. Or, dans une forme feuilletonesque et à l'inverse d'un récit typiquement romanesque et classique, le personnage n'a pas besoin d'avoir un passé complexe et douloureux, ça ne sert même à rien. On ne connaît par exemple quasiment rien du passé d'un Vic Mackey, d'un Eric "Coach" Taylor, d'un Jimmy McNulty voire d'un Walter White (à quelques détails près que le spectateur est libre d'interpréter ou nom). Et, à vrai dire, on s'en tape.
6. Dans une interview restée fameuse, le créateur de Mad Men expliquait que pour lui, l'indulgence que l'on devait accorder à une nouvelle série était de cinq épisodes, durée qu'il avait fallu selon lui aux Soprano (dont il fut scénariste) pour trouver leur rythme.
7. On n'évoquera malheureusement pas le pauvre Thierry Bianconi qui, s'il est tout à fait bon, a hérité d'un personnage sans intérêt, mis à part pousser une ou deux gueulantes par saisons. On le plaindrait presque.
8. Il va sans dire que le réalisme, en matière de fiction, n’est pas une donnée qualitative en soi. Si Engrenages ne donnait pas l’impression de vouloir absolument coller à l’actu et au monde qui nous entoure, on se moquerait pas mal de ses arrangements avec ce dernier.
9. Le retour totalement improbable de Samy, entraînant l’inévitable triangle amoureux, qui a tout de l’aveu d’impuissance narratif ; la vision des services secrets français évoquant plus Tintin que Homeland, la pseudo tentative de suicide de Joséphine… etc. Etc. Etc. Au bout d’un moment, difficile de ne pas avoir envie de hurler aux scénaristes et autres producteurs « de Grâce, si vous ne savez pas quoi raconter sur douze épisodes, ne vous sentez pas obligés d’en faire douze ! »