dimanche 13 mai 2012

Sherlock - Une affaire de culot

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On peut aborder Sherlock de deux manières, dont aucune n'est sans doute parfaitement adaptée. La première consiste à voir dans le travail de Mark Gatiss et Steven Moffat une modernisation habile d'un personnage devenu plus célèbre même que ses enquêtes. La seconde autorise à se dire que Sherlock Holmes étant le personnage de fiction le plus adapté sur les écrans (devançant même Dracula), nous n'étions pas à une série de plus ou de moins, et qu'on voyait mal ce que deux fois trois épisodes pourraient bien apporter à la déjà grande communauté de fans du détective. Rappelons-le, Gatiss et Moffat furent (est encore dans le cas du second) deux scénaristes émérites de Doctor Who, et Moffat est généralement considéré comme l'auteur des meilleurs épisodes de la version contemporaine de la série (ce qui est sans doute un chouïa excessif, mais il a écrit "Blink", ce qui effectivement aurait tendance à imposer le respect). On peut aussi bien lui reprocher d'avoir transformé le gothique Jekyll en cartoon grimaçant, d'avoir progressivement enseveli Doctor Who (dont il est aujourd'hui le showrunner) sous des intrigues de plus en plus tortueuses, américanisées et éloignées de la magie enfantine initiale, et d'avoir écrit l'ignoble Tintin de Spielberg. En pur produit de notre époque, l'homme a un goût prononcé pour les adaptations, pas forcément toujours heureuses, même si l'on ne pourra lui reprocher ni de manquer de bon goût (l'esthétique de ses productions est toujours extrêmement soignée) ni de manquer d'audace.

S'attaquer une nouvelle fois à Sherlock (avec qui le Doctor période Moffat/Smith nourrit nombre de points communs) témoignait sans doute du dernier des culots, même si la démarche se basait sur un constat difficilement discutable : la plupart des tentatives étaient jusqu'alors ratées, aucun acteur n'a réellement su fixer le rôle, et d'une manière générale trop d'adaptations avaient fini par tuer l'idée même de l'adaptation. On pourrait rétorquer qu'après tout, Sherlock Holmes a largement résisté à tout cela, et qu'il pouvait aussi bien se passer d'être adapté. Car en poussant la réflexion jusqu'au bout, les raisons de ces échecs sont assez évidentes : personnage visionnaire et intemporel, Holmes est une des figures les plus fortes de toute l'histoire littéraire. Il est par essence plus moderne que n'importe quelle modernisation de ses aventures, plus charismatique que n'importe lequel de ses interprètes, plus complexe que ce qu'aucune image ne saura jamais rendre. Même un acteur majeur comme Peter Cushing s'y est plus ou moins cassé les dents. On ne parlera évidemment pas de Robert Downey Jr, difficilement supportable depuis qu'il est désintoxiqué. Et l'on chérira précieusement la série fétichiste de Granada TV, avec un Jeremy Brett ascétique et particulièrement effrayant par instants, seul sans doute à avoir su tirer son épingle du jeu, même si la série elle-même évoque plus les adaptations de classiques sur France 2 qu'une création originale au sens littéral du terme.


La première et essentielle trouvaille de Moffat et Gatiss, c'est évidemment Benedict Cumberbatch, trentenaire au visage en lame de couteau, qui se glisse aisément dans les fringues du détective (d'autant plus aisément qu'hormis la fameuse casquette, utilisée avec force second degré, ce ne sont jamais que des fringues contemporaines). Le choix est aisément compréhensible tant Cumberbatch, que personne ne connaissait vraiment en dehors de son travail avec Hawking dans la mini-série documentaire du même nom (que quasiment personne n'a vu en dehors du Royaume Uni), semble né pour ce rôle. Il a la froideur et le regard incisif. Il a le mélange d'aristocratie et de folie. Bien sûr, il a un peu l'air atteint d'Asperger parfois, comme tout le monde (Asperger is the New Sexy, surtout dans les séries télé). Mais il crève purement et simplement l'écran et permet aux deux producteurs de mettre rapidement les rieurs de leur côté. Comprendre que justement, non, tout cela n'est pas une blague. Ce Sherlock Holmes là envisage très sérieusement - même s'il n'est pas exempt d'un humour froid et affûté - de balayer tous les autres des mémoires. Et le pire, c'est qu'il y parvient avec une aisance folle. Il faut à peine plus d'un épisode pour que le spectateur adopte Cumberbatch comme le seul et l'unique Holmes, et à peine plus pour que le feuilleton devienne indispensable.

Plus qu'une simple adaptation, Sherlock ambitionne dès le départ de moderniser non seulement l'environnement du personnage, mais également la manière de le raconter. On sait que Moffat n'aime rien tant que les ellipses et les mises en abyme, qu'il pratique assidûment dans chacun de ces projets. Avec les aventures de Holmes, ils s'en donnent à cœur joie, et les fans avec. A quoi bon en effet s'embêter à décalquer ce qui existe déjà dans les soixante textes de Conan Doyle ? Il s'agit de trahir pour restituer, de retrouver l'essence des récits plutôt que leurs charpentes. Typique show des années deux-mille, Sherlock est donc meta, à cette nuance près qu'il est en quelque sorte meta par rapport à lui-même - que sa nature même a quelque chose de meta. Chaque épisode opère une démolition puis une reconstruction du canon, de même que chaque trahison (on ne peut d'ailleurs pas réellement utiliser ce terme) trouve une justification profonde, les meilleurs exemples étant évidemment le traitement du personnage d'Irene Adler ("A Scandal in Belgravia", 2x01), figure fantasmatique que Moffat parvient à approfondir sans trop la chambouler, ou encore celui de Moriarty (formidable Andrew Scott), contournant les écueils dans lesquels beaucoup d'adaptations tombèrent 1


On pourra difficilement en dire plus sans déflorer le reste, la série ne comptant à ce jour que deux saisons de trois épisodes (certes copieux). Mais hormis un Chien des Baskerville un peu raté (là encore, une grande constante de Moffat est de tellement vouloir faire le malin qu'il finit par se perdre lui-même dans ses tiroirs), Sherlock relève du quasi sans faute et semble partie pour durer. En procédant avec soin et parcimonie, les deux producteurs évitent la surenchère et s'épargnent de transformer leurs bonnes idées en gimmicks (la représentation visuelle des mécanismes intellectuels de Holmes, par exemple). Il se content de rappeler, pour qui ne l'aurait jamais tout à fait réaliser, que Sherlock Holmes, plus qu'un enquêteur de roman policier, et un héros d'aventures fasciné par son propre intellect et indubitablement sociopathe. Par rapport à la plupart des adaptations, c'est en soi énorme.


👍👍👍 Sherlock (saisons 1 & 2)
créée par Steven Moffat et Mark Gatiss, d'après l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle
BBC One, 2010-12


(1) Comme beaucoup de personnages mythiques des aventures de Sherlock Holmes, celui-ci n'apparaît en effet qu'une seule fois.

19 commentaires:

  1. Pas totalement convaincu jusque là. Des tas de bonnes idées, en particulier dans le traitement des personnages, mais des intrigues qui peinent à m'intéresser réellement une fois sur deux... Je m'emmerde un peu sur la (trop longue) durée...

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    1. Oui mais toi t'es super chiant comme gars, c'est connu ;-)

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  2. Je lis ce blog depuis très longtemps,toutes mes félicitations, je ne m'en lasse pas, continue ainsi !
    J'ai découvert grâce à toi bien des livres remarquables (mention spéciale pour Gormenghast) mais je me sens obligée d'écrire un mot devant le peu d'enthousiasme du 1er commentaire.
    C'est une adaptation magnifique !
    Une alchimie Holmes/Watson jamais vue jusqu'ici (ne pas oublier le talentueux Martin Freeman qui est un peu "nos" yeux).
    Des références à Conan Doyle savoureuses ("the geek interpreter", le deerstalker, ...).
    Une réalisation rapide et toujours surprenante l'être trop (la poursuite du taxi du 1er épisode, les déductions à propos de la mort du promeneur avec Irène Adler, ...)
    Bref, je suis totalement fan et je répand beaucoup la bonne parole autour de moi ..

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    1. Eh bien merci beaucoup, ça fait plaisir de lire ce genre de commentaire, surtout en revenant de maladie !

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  3. Lyle est un grincheux, c'est bien connu. :-)
    C'est une série très réussie, même si parfois Moffat se perd effectivement un peu. Et Benedict, mes aïeux, Benedict. :-)))

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    1. Ah ah ah... excellent, j'avais pas vu que tu avais déjà noté que Lyle était un grincheux :-)

      Benedict ne va pas remplacer Davichou, quand même ? (c'est marrant l'autre jour sur la page facebook de Doctor Who il y avait une photo de Benedict en Doctor, et c'est vrai que ça paraissait tellement évident...)

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  4. Je suis plus un inconditionnel des écrits de Conan Doyle que des adaptations qui en ont été faites... Et j'aime comme cette série parvient à trouver un juste équilibre, jouant entre ce qu'est le Sherlock de Conan Doyle et l'image qu'en a le commun des mortels...

    C'est super fin, Moriarty est juste parfait (et autrement plus haïssable (à mes yeux)que celui du Problème Final) - tout en étant plus fascinant encore(voire fascinant tout court, l'original est plus une ombre inquiétante mais sans trop de fond), la distribution est très bonne, y compris dans les seconds rôles créés de toutes pièces (l'assistante de labo dont j'ai oublié le nom...)
    Et j’apprécie tout particulièrement le fait que cette série est parfois hilarante, et joue avec les intrigues originelles de façon exceptionnelle (Scandal in Belgravia qui expédie l'intrigue originelle en 20 minutes pour la transformer, et la rentre plus passionnante et tendue encore...)

    Par contre j'ai quand même de grandes craintes concernant la saison 3, vu à quel point la saison 2 paraissait vouloir combiner tous les trucs les plus mythiques de ce qu'on peut trouver dans l’œuvre originelle (Adler, Baskerville - que j'ai pas trouvé raté, perso - , Reichenbach... Mais tu fais quoi après ça?)

    Juste un petit bémol pour moi sur le second épisode de la saison 1 qui m'a un peu fait chier... Mais sinon,oui, un plaisir que je retrouverai sans problème en saison 3.

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    1. Si tu veux te rassurer sur la saison 3 Moffat a dévoilé quelques pistes pas plus tard que cette semaine.

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  5. Je suis assez perplexe face à l'enthousiasme général que suscite cette série. C'est bien, c'est vrai, mais je ne trouve pas si "génial", si "super", enfin, c'est juste une bonne série, pour moi (ce qui est déjà bien).

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  6. Ah oui quand même Sherlock !!! J'ai beaucoup aimé la première saison e j'ai la deux dans mes tiroirs... Les personnages sont vraiment excellents mais je garde quand même une pensée pour jeremy brett parce que bon, c'est un Sociopathe tellement civilisé :-)

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    1. Oui, Jeremy était la classe incarnée. Et la froideur, aussi ^^

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  7. Ah oui quand même Sherlock !!! J'ai beaucoup aimé la première saison e j'ai la deux dans mes tiroirs... Les personnages sont vraiment excellents mais je garde quand même une pensée pour jeremy brett parce que bon, c'est un Sociopathe tellement civilisé :-)

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  8. Merci pour cet article sur une série pour laquelle j'avais un certains nombres d'a priori...Restant bloqué sur le parfait Jeremy Brett. Le travail de Gatiss et Moffat est exceptionnel...Notons que Gatiss faisait parti de la troupe de la League of gentlemen...une série totalement déjantée que je vous recommande chaudement (et dans laquelle ils jouent à eux trois la quasi totalité des rôles).

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  9. Après avoir vu les 3 saisons et attendant impatiemment la 4ème, je ne puis qu'abonder dans le sens de Thomas. C'est une série quand même vachement impressionnante quand aux personnages principaux et secondaires, au rythme effréné, aux histoires qui n'en finissent pas de rebondir ... Quel plaisir.

    Aparté : Qu'est-ce-que j'aimerais pouvoir écrire comme toi (avec du style et du fond) sur les trucs que j'aime !

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  10. Je ne vois pas ce que ça a d'infaisable ;-)

    En ce qui concerne Sherlock, j'avoue que j'ai été bien moins enthousiasmé par la dernière saison.

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  11. Oh non, c'est de plus en plus rapide et débridé. L'épisode 2 du mariage de Watson est caractéristique en cela. Alors d'accord, Sherlock quitte son rôle de sociopathe pour avouer qu'il aime bien Watson, ce qui doit bien te décevoir étant toi-même sociopathe patenté ;-)

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  12. Evidemment, c'était - de loin - le meilleur épisode des trois :-)

    Je n'ai pas du tout aimé le final en revanche, la chute m'a paru aberrante et en totale contradiction avec le personnage de Holmes (il faudrait développer mais je suis un peu fatigué, ce soir). Dans l'ensemble, j'ai trouvé que le traitement des personnages et des intrigues était un peu trop artificiel dans cette saison 3. Et surtout que ça manquait cruellement d'enquêtes...

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    1. Ben c'est vrai que les auteurs ont peut-être été un peu loin avec Mary Watson. Mais le truc du "palais mental"me fait bien triper par exemple. Et puis la chute fait tellement plaisir car elle nous promet le retour d' un super personnage pour la saison 4.

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