mardi 17 janvier 2012

Henri Thomas - Un monde invisible

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C'était sur un marché breton, à l'automne dernier. Je me promenais tranquillement tout en tentant de m'abriter de la pluie (je plaisante : il ne peut jamais en Bretagne, comme chacun sait) lorsque mon regard fut attiré par l'étal d'un bouquiniste (c'est formidable, ça : en Bretagne, il y a des bouquinistes sur les marchés, juste à côté des mecs vendant des drapeaux Bob Marley et des t-shirts Johnny dont personne n'a jamais vraiment compris qui les achetait). Plus intéressé par des livres de la collection L'Imaginaire Gallimard à trois euros que par des saucissions (mon embonpoint suggère le contraire, j'en ai bien conscience), voici que je décide dans une impulsion d'en embarquer deux d'un auteur dont je n'ai strictement jamais entendu parler, un certain Henri Thomas qui n'est pourtant pas tout jeune (et même, depuis une vingtaine d'année, légèrement mort). Ceux qui ne lisent que peu, ou uniquement pour se divertir, comprendront sans doute mal l'enthousiasme qui m'animait à l'idée de découvrir un auteur français d'une époque que je connaissais théoriquement par cœur.


L'enthousiasme fut démultiplié une fois les premières pages parcourues, flânerie étonnamment contemporaine dans un métro anonyme, où les encarts publicitaires défilent sous les yeux d'un personnage abruti par les images et les couleurs de la marchandisation des corps. Comment avais-je pu passer tant d'année sans jamais avoir ne fût-ce qu'entendu le nom de Henri Thomas ?

"La foule n'a aucun souvenir distinct ; les images du moment n'innovent guère sur les précédentes, de sorte que la même impression persiste, et que ce qui serait souvenir dans une conscience personnelle est ici seulement à l'état de revenez-y, d'aimantation générale. Cela suffit pour que Mr. Smith, plongé dans la foule, soit très différent de ce qu'il est parmi ses collègues et dans sa famille."

Il s'agit en fait d'un d'un récit imbriqué dans un autre, à la manière de ce que fera plus tard - en bien moins fluide - Philip Roth dans My Life as a Man, dans lequel les autofictions se développeront en parallèle pour finir par se confondre. Dès 1956, Henri Thomas danse sur ce fil ténu, où les fantasmes de l'écrivain embrassent ceux du narrateur, du personnage, du lecteur... dans un même souffle et à une cadence infernale. C'est sinueux, c'est complexe, et c'est dans le même temps d'une grande facilité d'accès. Sans doute parce que Thomas entreprend de narrer une histoire vieille comme la littérature, si ce n'est justement l'histoire de la littérature elle-même : celle d'un homme écrivant pour oublier la banalité extrême d'un quotidien ritualisé, institutionnalisé jusqu'à la nausée.

"... à présent, je m'habituais à ce genre de vie. Le tout, c'est d'arriver à ne plus penser qu'il y a d'autres genre de vies ; cela équivaut à la fin à ne penser à rien du tout et à être tout entier à ce que l'on fait..."

La Nuit de Londres est ce récit de la vie moderne où ladite modernité, clinquante, finit par devenir abstraite, impalpable, tellement évanescente en fait que le roman de Henri Thomas comme celui de son narrateur sur Mr. Smith finit par échapper à toute contingence de temps ou d'espace. Le discours n'est certes pas nouveau (dès la fin du XIXe, les décadents tenaient déjà le même), mais le traitement est d'une poésie et d'une férocité délectables, qui métamorphosent le fantasme et la mythologie en une réalité concrète et assourdissante, tellement plus sensuelle que la vie elle-même. On pense parfois à De Quincey, à Baudelaire, à tous ces auteurs qui ont su abattre les cloisons du réalisme autant que saisir ce qu'il y a de vérité crue dans l'imaginaire de l'homme ordinaire. Henri Thomas s'y attèle savamment, jusqu'à ce point central du récit - la rencontre avec une femme dont le prénom semble plus réel que le corps - où l'on finit par totalement oublier de quoi l'auteur nous parle. Pour mieux se laisser (em)porter par cette étrange nuit.


👍👍👍 La Nuit de Londres 
Henri Thomas | Gallimard "L'Imaginaire", 1956

4 commentaires:

  1. Tiens, moi aussi, je viens de découvrir un écrivain français que je connaissais pas et qui s'appelle Henri, mais qui est bien plus mort (son décès remonte à 1956) que le tien, bien qu'il ne soit né que dix ans avant lui.

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  2. C'est une devinette ? :-)

    Henri Calet ?

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  3. Ma perspicacité m'épate moi-même :-)

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